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Aux frontières de l’absurde

L’an prochain, tout un siècle se sera écoulé depuis la proclamation de l’État du Grand-Liban. Mais notre pays n’est pas encore tout à fait installé dans son petit chez-soi. Il reste à l’étroit dans le costume que la puissance mandataire française avait pourtant taillé à sa mesure. Au Sud, il a les orteils serrés entre les deux callosités des fermes de Chebaa et des collines de Kfarchouba, secteurs occupés par Israël et dont il revendique la propriété. Et sur son flanc oriental dénudé, il n’a pas encore fini de se faire restituer par les Syriens un malheureux pan de chemise…


Singulière situation, en vérité, que celle de notre pays à cheval entre ses deux uniques et remuants voisins. À ce jour, et malgré un bien tardif échange d’ambassades avec Beyrouth, Damas ne voit encore dans le Liban qu’une province arrachée par le colonialisme à la Syrie, et sur laquelle elle conserve des droits historiques de supervision, pour ne pas dire de domination. À son tour, le Liban ne reconnaît pas formellement Israël, avec lequel il demeure techniquement en état de guerre. Tracée en 1923 par la France et la Grande-Bretagne en base des accords Sykes-Picot, et même confirmée par l’ONU qui votait en 1947 le partage de la Palestine, notre frontière méridionale n’a cessé de fluctuer au gré des conflits armés. En 1949, c’est une simple ligne d’armistice, n’ayant guère valeur de frontière, qui était convenue. Quant à la ligne bleue fixée par les Nations unies, elle ne faisait que prendre acte, sans plus de conséquences, du retrait israélien du Liban-Sud opéré en l’an 2000.


Pour faire bouger les choses sur la carte, il aura fallu que fassent irruption, sur la scène, les gigantesques gisements de gaz et de pétrole enfouis sous la Méditerranée. Du coup, on voit soudain généraux, stratèges et autres va-t-en guerre céder le pas aux économistes, experts en hydrocarbures et grands argentiers des États riverains, pressés de récolter tranquillement la manne dormant sous l’eau. Les prétentions, vociférations et menaces d’hier ont fait place à un souhait mutuel de négociation sur les portions de mer litigieuses par l’entremise du médiateur américain David Satterfield.


Mieux encore, et comme l’exige le Liban, on devrait voir les pourparlers s’étendre plus tard, pour la toute première fois (et la dernière, croisons les doigts !), à la délimitation d’une frontière terrestre. Toute négociation impliquant toutefois, par définition, des concessions de part et d’autre, reste à se demander quelles garanties seraient requises de notre pays : toute la question étant bien évidemment de savoir dans quelle mesure le Hezbollah s’estimerait lié par les engagements que contracterait éventuellement l’État…


Comble de l’ironie, le Liban en est à explorer une remise en ordre de sa frontière avec l’ennemi alors qu’un arrangement similaire demeure exclu avec l’État frère syrien, celui-ci s’y refusant obstinément. Comme si la protection des pistes de contrebande n’était pas encore assez, la dernière en date des incursions de l’armée syrienne se soldait par le meurtre d’un citoyen libanais, le sort de deux autres civils demeurant inconnu : cela sans la moindre protestation des autorités locales.


Liban partout ? Liban sans frontières, comme le veut la belle saga de l’émigration qui chante notre présence jusque dans les coins les plus reculés du globe? Le revers de la médaille est notre persistante malchance en matière de frontières étatiques. Or celle-ci est, en grande partie, le résultat des barrières que nous nous sommes acharnés à édifier, non pas en bordure mais à l’intérieur même de notre lopin de terre. Barrières entre appartenances communautaire et nationale. Barrières encore, entre obédiences à la patrie et aux parrains ou protecteurs étrangers. Barrières enfin entre les égoïstes intérêts du personnel politique et ceux – pourtant dits supérieurs – du pays.


Issa GORAIEB
igor@lorientlejour.com

L’an prochain, tout un siècle se sera écoulé depuis la proclamation de l’État du Grand-Liban. Mais notre pays n’est pas encore tout à fait installé dans son petit chez-soi. Il reste à l’étroit dans le costume que la puissance mandataire française avait pourtant taillé à sa mesure. Au Sud, il a les orteils serrés entre les deux callosités des fermes de Chebaa et des collines...