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Moyen Orient et Monde - Reportage

L’Association des professionnels soudanais dépassée par son succès ?

Au Soudan, l’association syndicale, catalyseur des revendications des manifestants, a été propulsée en tête des négociations avec les militaires. Mais était-elle prête pour un tel challenge ?

Des milliers de Soudanais protestent quotidiennement devant le QG des militaires pour un gouvernement de transition civil, après la chute de Omar el-Bachir. Mohamed el-Shahed/AFP

Mardi 7 mai, en fin d’après-midi, un texto arrive sur la messagerie WhatsApp d’une poignée de journalistes. Dessus, un message lapidaire envoyé par le ministère soudanais de l’Information : « Conférence de presse ce soir, 21h, au palais présidentiel. » Dans le petit milieu des journalistes et des observateurs, une vague d’adrénaline se propage : un accord pour la formation d’un gouvernement de transition entre militaires et civils sera-t-il annoncé, après un mois d’âpres négociations entre les deux parties ?

Quelques minutes plus tard, un nouveau tintement sur les téléphones portables. Cette fois, c’est une annonce de l’Association pour la liberté et le changement (ALC), alliance de partis politiques et de mouvements d’opposition, engagée dans les négociations avec les militaires : « Conférence de presse, 19h30, Itihad al-Massarif hall. » Mauvais signe.

La SPA, l’Association des professionnels soudanais, en tête de l’opposition qui négocie avec le Conseil militaire de transition (CMT), veut prendre les devants avec ses partisans et la presse : un accord n’a toujours pas été trouvé et les dernières propositions pour revoir la Constitution sont elles aussi dans l’impasse, comme la plupart des demandes formulées par l’opposition depuis un mois. En clair : les négociations s’enlisent, la mobilisation se poursuit et si les discussions continuent de traîner, l’opposition agite comme une ultime menace un « mouvement de désobéissance civile », explique l’un de ses responsables, Khaled Omar Youssef.


(Lire aussi : Un mois après la chute de Bachir, l'armée prête à reprendre les discussions)


Au palais présidentiel, les militaires ne modifient néanmoins pas d’une virgule leur déclaration : les propositions de l’ALC ne satisfont pas, le CMT ne fera pas plus de compromis.

Dans la salle destinée à accueillir la presse, les membres de l’opposition et quelques révolutionnaires triés sur le volet, la réunion se termine dans la cohue et les plaintes. Ibrahim Mudawi, professeur en ingénierie et l’une des nouvelles figures de l’ALC, pressenti pour le poste de Premier ministre dans le prochain gouvernement civil, s’agace mais veut rester optimiste : « C’est facile de parler, c’est un peu plus difficile quand il faut mettre les choses sur papier. Mais on avance, il ne faut pas perdre espoir, on a déjà fait la moitié du chemin, on est presque d’accord sur la structure du gouvernement à venir. » « Honnêtement, je pense qu’on a encore besoin de deux semaines, » affirme-t-il.

Une éternité pour les milliers de manifestants qui campent depuis un mois devant le ministère de la Défense et demandent la formation d’un gouvernement à majorité civile sans délai, et ce malgré les 46 degrés au thermomètre, le ramadan qui a débuté et les tentatives de démantèlement du sit-in par l’armée. Sous les fenêtres des militaires, de jour comme de nuit, des cortèges de révolutionnaires ont troqué leur désormais célèbre « Tasqot Bass ! » (Qu’il tombe!) pour « Lam Tasqot Baad ! » (Il n’est toujours pas tombé!), accusant les militaires d’être des résidus de l’ancien régime renversé.


(Lire aussi : Le récit contre-révolutionnaire des monarchies arabes)


« On veut en finir... »

Rencontré quelques jours auparavant, Salah Abd al-Khalig, l’un des huit hauts gradés à la tête du CMT, fustige la désorganisation de l’opposition qui embourbe les discussions et est responsable selon lui de la paralysie du pays. « On veut en finir maintenant, même si on leur donne dix ans, ils n’arriveront pas à se mettre d’accord, même entre eux. Il y a trop de discussions », assure-t-il.

Dans les cortèges de manifestants, le message est clair : « L’Association pour la liberté et le changement nous représente », mais celle-ci est-elle prête pour les représenter ?

L’ALC est un mouvement qui a pris forme entre décembre 2018, date des premières manifestations pour protester contre la vie chère, les pénuries diverses et la corruption d’un régime violent, et avril 2019, date du renversement de l’ancien président. Elle est composée de plusieurs partis politiques historiquement liés à l’opposition : l’Appel du Soudan – constitué notamment du principal parti d’opposition al-Umma – le Parti communiste soudanais et le Parti du congrès. L’ALC comprend aussi plusieurs groupes rebelles des régions du Darfour, du Kordofan du Sud et du Nil bleu et est pilotée par la SPA. C’est cette dernière entité qui catalyse la mobilisation. Créée en 2013 à la suite du mouvement de protestation réprimé par l’ancien régime, elle a été pendant de longues années ce que Omar al-Bachir avait qualifié de « bastion fantôme », un groupe de militants opérant clandestinement à travers tout le pays, principalement sur la défense des droits des travailleurs.


(Lire aussi : Les Soudanaises en première ligne face au régime de Khartoum)


Conçue d’abord comme un syndicat regroupant diverses professions : avocats, juges, journalistes, ingénieurs, médecins, elle a profité de son implantation diffuse sur le territoire, sa proximité avec la base de la population soudanaise et la diversité de ses profils pour devenir une force mobilisatrice. Un engagement si bien mené qu’il a fait tomber la dictature islamo-militariste trentenaire. Si c’était sa volonté première, la responsabilité qui lui incombe désormais de poursuivre la lutte et de représenter le peuple soudanais dans une bataille contre les militaires pour un transfert du pouvoir est un rôle pour lequel elle n’était pas nécessairement préparée. « Ce qui est important, c’est d’avoir le soutien populaire, une sorte d’adhésion collective très forte, au-delà des compétences techniques qui sont là », explique Marc Lavergne, chercheur au CNRS et spécialiste du Soudan, « mais ces gens n’ont pas été préparés à prendre le pouvoir, donc les solutions sont faciles sur le papier, et la population ne demande pas la lune, mais construire un pays, c’est des plans, sur des années et des années, et là il y a la pression du temps », note le spécialiste.

Les observateurs sont unanimes : la SPA et l’ALC dans sa globalité sont « capables de redresser le pays ». Néanmoins, leur fonctionnement horizontal, sans réelle hiérarchie, sans leader clairement identifié, et ce à dessein pour une représentation plus juste et démocratique, ralentit l’avancée des négociations et permet au CMT de dénoncer leur manque de préparation pour justifier son maintien au pouvoir.

« Ils ont besoin de nous, ils ne veulent pas de nous mais ils ont besoin de nous, car ils n’ont aucune chance de pouvoir gouverner ce pays, ils ne savent pas gérer les situations très compliquées », argumente Salah Abd al-Khalig, pressant la nécessité de remettre rapidement le pays en marche : « Je ne crois pas que le pays puisse aller bien à moins qu’on s’y investisse, on veut que ces manifestations cessent pour pouvoir commencer à le reconstruire. »

Côté SPA, on s’énerve de l’utilisation de désaccords jugés naturels. « Nous sommes prêts pour diriger ce pays », tranche Hassan Abdelaty, l’un des principaux leaders de la SPA qui prend part aux négociations, « bien sûr que nous avons des désaccords, c’est normal, après 30 ans de scène politique sans parti d’opposition libre, sans diversité, ça rend les choses difficiles, mais on travaille ensemble, on a des demandes claires, on a un programme, on a des noms qui sont prêts à être annoncés pour occuper les postes-clés, dès que le CMT acceptera de travailler avec nos objectifs ».


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