Un lecteur qui a vécu au Liban quelques mois vers la fin de la guerre, à une époque où il travaillait à Beyrouth, m’écrit : « Je suis arrivé à cette conclusion que, quand une crise dure longtemps cela signifie que ce n’est pas une crise, mais un état normal. » Il ajoute : « Ne gagnerait-on pas à considérer que la “faouda” libanaise, la corruption et l’incohérence politique sont en fait un état normal, stable et permanent, et que c’est en le considérant comme tel (…) qu’il sera possible de progresser (ce qui reste un objectif) ? »
La question ne manque pas d’interpeller. Nous avons toujours été associés, pays et citoyens, à ce mot, faouda : deux syllabes, une effervescence et une brève explosion. Faouda la cohue à l’aéroport en haute saison. Faouda le trafic routier, les ahuris qui roulent à contresens, doublent inconsidérément ou garent leurs voitures là où ça fait mal. Faouda l’administration mitée, les dossiers jaunes dont le jaunissement se poursuit à même le sol où ils sont entassés dans les coins poussiéreux du Palais de justice, entre un meuble à tiroirs en fer gris rouillé par plaques et une flaque de café desséchée que personne ne voit plus. Faouda les infrastructures épuisées au chevet desquelles nul ne se penche : les factures d’électricité qui se collectent encore au porte-à-porte avec parfois plusieurs mois de retard, l’argent public qui manque pour payer le carburant, la mafia des « moteurs » qui, elle, ne connaît pas de disette, l’eau qui n’atteint jamais les réservoirs alors que l’hiver n’a jamais été aussi généreux, et la mafia parallèle des citernes qui prospère sur la munificence de la nature pourtant déversée pour tous. Quant aux solutions proposées par les autorités, elles sont systématiquement, allez savoir pourquoi, aussi coûteuses que polluantes, dangereuses, obsolètes, provisoires et totalement bancales.
Dans les interstices de cette organisation défaillante se glissent, comme des parasites dans les infiltrations d’un mur mal isolé, ces vampires du bien public dont est constituée la nébuleuse de la « corruption ». Leurs fortunes mal acquises révoltent et agacent, mais qu’on les montre du doigt, ils se protègent les uns les autres.
Pour en revenir à la proposition de mon ami, considérer cet état comme un état normal et l’entériner comme tel, en quoi cela peut-il nous avancer ? Dans mon enfance, on nous enseignait encore que le monde était divisé en trois catégories : les pays sous-développés, les pays en voie de développement et les pays développés. On nous disait que le Liban était « en voie de ». Preuve qu’à la veille de la guerre, on essayait encore. Pour pénible, ce chaos est malgré tout, par certains côtés, une grâce. « Une chance pour l’intelligence », comme l’écrivait si gracieusement Michel Chiha. Il appelle au changement, nourrit l’ambition, force le courage et nous offre une des générations les plus brillantes de la région sinon au-delà. Il nous offre, quand tout le monde a le dos tourné et que la panique économique occulte les sujets de fond, des pépites telles que le verdict rendu par le juge Peter Germanos dépénalisant aussi discrètement que définitivement l’homosexualité au Liban. Au fond, s’il existait un genre d’« amour contre nature », selon les termes de la loi incriminée, ce serait bien celui que nous portons à notre impossible pays.
commentaires (10)
Merci pour ce point de vue intéressant!
Wlek Sanferlou
13 h 31, le 04 avril 2019