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Moyen Orient et Monde - Analyse

IV – Aux origines de l’idéologie de l’État islamique

La pensée des jihadistes s’appuie sur une vision fantasmée de l’islam des premiers temps et s’inscrit en rupture avec l’histoire traditionnelle. Son essence demeure pourtant de nature religieuse.


Le camp d’al-Hol en Syrie où ont été déplacés les civils ayant quitté les derniers réduits de l’État islamique. Delil Souleiman/Photo/AFP

Des fous. Des drogués. Des victimes d’une injustice ou d’une humiliation politique et sociale. Des marionnettes d’une instrumentalisation menée par une puissance régionale et / ou internationale. Des jeunes radicaux en manque d’idéologie alternative. Des gens qui n’ont « rien à voir avec l’islam ». Ou au contraire, des fidèles et authentiques musulmans. Des croyants inspirés par le Prophète. Des jihadistes version 3.0.

Toutes les thèses ont été présentées et débattues au cours de ces dernières années sur les motivations des jeunes du groupe État islamique. Et toutes les questions ont été posées, parmi lesquelles : pourquoi des jeunes considèrent-ils le fait de se donner la mort et de provoquer celle d’autrui comme un acte susceptible de donner un sens à leur vie ? Pourquoi des jeunes du monde entier ont-ils souhaité se rendre dans un pays en guerre n’ayant, a priori, rien d’autre à offrir que des larmes et du sang ? Leur épopée mortifère est-elle une dérive de l’islam ou de notre époque ?

Chacun a regardé l’EI en fonction de ses croyances, de ses convictions politiques, mais aussi de ses peurs et de ses angoisses. Chacun y a vu ce qu’il voulait y voir : la confirmation de ses théories, la preuve que le choc des civilisations est inévitable, la face sombre des sociétés modernes mondialisées, ou encore la revanche des humiliés.



Les profils des jihadistes sont tellement variés que tout le monde a pu trouver matière à confirmer sa thèse. Il y a ceux qui souhaitaient prendre leur revanche contre les chiites. Ceux qui voulaient combattre l’ennemi occidental. Ceux qui voulaient rompre radicalement avec leur vie d’avant. Ceux qui voulaient vivre « le vrai islam ». Ceux qui voulaient construire la « société idéale ». Ceux qui voulaient faire partie d’un projet global et totalisant. Dans deux livres de référence, Les Français jihadistes (Les Arènes, 2014) et Les Revenants (Seuil Les Jours 2016), le journaliste David Thomson donne la parole aux jihadistes français qui expliquent les motivations de leurs engagements. Quel que soit leur profil, convertis ou non, pauvres ou non, ayant un passé criminel ou non, la dimension religieuse, métaphysique même dans la mesure où l’engagement jihadiste répond avant tout à une quête de sens, est essentielle dans leurs motivations.

Certes, l’État islamique est une hydre à plusieurs têtes et n’aurait jamais pu se développer ainsi sans un contexte politique aussi favorable. Certes, la propagande ultramoderne de l’EI repose sur de multiples dimensions – politiques, sociales, géopolitiques – qui peuvent laisser à penser que le mouvement n’est rien d’autre qu’une multinationale recrutant tous ceux qui se considèrent comme des damnés de la terre. Certes, l’EI est un monstre de notre époque, qui met en relief l’absence de contre-idéologie porteuse de sens pouvant faire balance avec le capitalisme dominant. Mais c’est bien l’adhésion à une idéologie qui se prétend islamique qui a été le moteur, avant toute autre chose, du recrutement jihadiste. Et c’est cette idéologie qui survit aujourd’hui au califat et qui fait de l’EI une menace permanente.



Pas un frère jumeau du wahhabisme

L’idéologie de l’EI s’appuie sur une vision fantasmée de l’islam des premiers temps et s’inscrit en rupture avec l’histoire traditionnelle de l’islam. Son essence demeure pourtant de nature religieuse, dans le sens où les actions temporelles des jihadistes sont constamment justifiées par des référents spirituels. L’État islamique est-il pour autant islamique ? Posée comme cela, la question n’a pas vraiment de sens, puisqu’elle ne suscite aucun débat dans le monde musulman où l’EI est perçu, à l’exception d’une infime minorité, comme une aberration qui n’a rien à voir avec l’islam.

Pour les partisans de l’État islamique, il ne fait par contre aucun doute que le projet jihadiste est islamique. Peu importe, pour eux, que la grande majorité du monde musulman condamne leur vision, y compris les plus hautes institutions de l’islam sunnite, ils sont les seuls « vrais défenseurs » de l’islam. Tous les autres sont des kouffar (infidèles), y compris les autres musulmans, y compris les autres islamistes, y compris même les jihadistes d’el-Qaëda. Les musulmans qui ne partagent pas leur vision de l’islam sont considérés non seulement comme des déviants mais comme des apostats. Cette opposition frontale que les jihadistes dressent entre les vrais musulmans et les autres est fondamentale dans la construction de leur idéologie qui se nourrit de divers courants au sein de l’islam politique.

Dans un article de référence sur le sujet, publié sur le site Carnegie et intitulé The Sectarianism of the Islamic State : Ideological Roots and Political Context (Le sectarisme de l’État islamique : racines idéologiques et contexte politique), l’expert syrien Hassan Hassan explique que l’EI est le produit d’une hybridation entre le salafisme et d’autres courants politiques. Il a emprunté au salafisme dans sa version wahhabite une lecture littéraliste des textes et par conséquent une vision de la société réglementée par de nombreux interdits. « La plus grande contribution du wahhabisme à l’État islamique réside dans les concepts de wala wal bara (fidélité à l’islam et désaveu des voies non islamiques) et de tawhid (unité de Dieu) », écrit Hassan Hassan. Le wala wal bara permet de définir ce qui est islamique et ce qui ne l’est pas, autrement dit de désigner l’ennemi. Le tahwid suppose que l’unité principielle de la révélation islamique ne peut être préservée que si tous les apports extérieurs sont rejetés.


(Dans la même série : II – Le califat de l’EI raconté par les Syriens)


Le jihadisme dans sa version EI n’est pas pour autant un frère jumeau du wahhabisme. Il est plus révolutionnaire et plus sectaire dans son approche. Plus politique et plus totalitaire dans ses objectifs. Il ne s’agit pas seulement de revenir à la pureté des premiers temps de l’islam, mais de combattre le monde entier non seulement pour que cette vision triomphe mais pour que rien d’autre qu’elle ne subsiste à la fin des temps.

Dans cette logique, l’Arabie saoudite n’est pas un « Daech qui a réussi » comme l’a écrit à plusieurs reprises l’écrivain algérien Kamel Daoud. L’Arabie est un pays qui repose sur une alliance entre les religieux et le clan Saoud, qui s’intègre dans le système international et qui entretient des relations avec des pays non musulmans. Tout cela est contraire à la religion du point de vue de l’EI pour qui l’Arabie saoudite est un royaume infidèle.

L’EI s’est également inspiré de la pensée des Frères musulmans, particulièrement de son courant le plus radical incarné par le penseur égyptien Sayyed Qotob. Le jihad est central dans la pensée de Qotob qui appelait à combattre les pouvoirs musulmans infidèles, celui de Nasser à l’époque, et distinguait le temps de la souveraineté totale de Dieu, la hakimiyya, du temps de l’ignorance, la jahiliyya. L’État islamique théorisé par Sayyed Qotob avait toutefois une dimension mystique que l’on ne retrouve pas dans la vision de l’EI.


Paradoxe du discours

Tout ceci ne suffit toutefois pas à expliquer pourquoi l’EI est en rupture, y compris sur le plan idéologique, avec el-Qaëda. À l’instar du mouvement de Ben Laden, le groupe dirigé par Abou Bakr al-Bagdadi et fondé par Abou Moussab al-Zarqaoui entretient une vision du monde basée sur le choc des civilisations. L’Occident est perçu comme un ennemi en raison de ce qu’il fait mais surtout de ce qu’il est aux yeux des jihadistes : un symbole de décadence absolu aux antipodes du royaume d’Allah. Mais contrairement à el-Qaëda, l’EI considère que le combat contre l’ennemi proche, à savoir les musulmans jugés infidèles, est prioritaire et tout aussi légitime. Il est nettement plus sectaire que la maison-mère.


(Dans la même série : III – L’État islamique, après le califat)


Cette dimension, qui aboutit à estimer que le chiite est l’ennemi absolu, ne peut se comprendre que dans le contexte politique dans lequel le mouvement est né. Le groupe terroriste est notamment un enfant de l’horreur perpétrée par les régimes baassistes d’Irak et de Syrie, et une réponse à la marginalisation et à la répression des sunnites dans ces deux pays à la suite de l’invasion américaine en Irak en 2003 et à la guerre syrienne débutée en 2011.

Dernier point spécifique à l’idéologie de l’EI : son discours eschatologique. La propagande du mouvement insiste énormément sur la bataille de la fin des temps, qui doit se dérouler dans la ville de Dabeq en Syrie. Rejoindre le mouvement, c’est donc avoir une chance de livrer le dernier combat, le jihad le plus important de l’histoire. C’est là l’un des plus grands paradoxes du discours de l’EI. Il souhaite à tout prix construire un État, il incite les jihadistes à venir avec leurs familles, il leur propose une utopie, une société islamique parfaite et dans le même temps il leur annonce que la fin du monde est imminente.


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Des fous. Des drogués. Des victimes d’une injustice ou d’une humiliation politique et sociale. Des marionnettes d’une instrumentalisation menée par une puissance régionale et / ou internationale. Des jeunes radicaux en manque d’idéologie alternative. Des gens qui n’ont « rien à voir avec l’islam ». Ou au contraire, des fidèles et authentiques musulmans. Des croyants...

commentaires (7)

L'article nous fait un tour du monde sans parler des 2 causes principales; le licenciement des soldats sunnites en Irak et l'instrumentalisation des pauvres par certains pays riches contre le régime syriens. Pour la contribution des musulmans d'Europe c'est différent.

Shou fi

20 h 51, le 29 mars 2019

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Commentaires (7)

  • L'article nous fait un tour du monde sans parler des 2 causes principales; le licenciement des soldats sunnites en Irak et l'instrumentalisation des pauvres par certains pays riches contre le régime syriens. Pour la contribution des musulmans d'Europe c'est différent.

    Shou fi

    20 h 51, le 29 mars 2019

  • "en rupture avec l’histoire traditionnelle de l’islam" ou est la rupture?

    SATURNE

    13 h 55, le 29 mars 2019

  • Quand nous connaissons tous l’origine ou le nid de cette source de haine et de diffusuion de cette ideologie barbare et assassine, il est franchement inutile de broder tout autour.

    Cadige William

    12 h 37, le 29 mars 2019

  • Le parcours de la vie du prophète mahomet , quoique courte , était jalonné de guerres et d'invasions territoriales . sinon comment expliquer autrement la présence de musulmans dans les contrées les plus lointaines telles que l'Indonésie , la Chine et tant d'autres pays musulmans . Aujourd'hui les ultras de l'islam tentent de poursuivre , avec une sincère et profonde conviction le même Itinéraire déjà entamé plus de 600 ans après l'ère chretienne.

    Hitti arlette

    12 h 07, le 29 mars 2019

  • LE FANATISME, L,EXTREMISME ET LA BARBARIE SURTOUT ENVERS LES CHRETIENS !

    LA LIBRE EXPRESSION

    10 h 40, le 29 mars 2019

  • Ce ne vaut même pas la peine de commenter ou chercher a trouver une cause ou une raison a l'apparition de l'EI. L'islam politique, chiite comme sunnite, est ce qu'il est, théocratique, intolérant, agressif et violent représentés tous les deux par l'Iran, Daech, Qaeda, le wahhabisme ou autres boutiques de la sorte. En bref ils sont tous identiquement et représentent les deux faces d'une même monnaie...

    Pierre Hadjigeorgiou

    10 h 03, le 29 mars 2019

  • Les origines du centre du nid de la source de cette idéologie se trouve en bensaoudie, allié indéfectible de l'occident qui se sert de cette famille régnante pour imposer une politique du crime et de la prédation. Pour le reste on vous en fait cadeau .

    FRIK-A-FRAK

    08 h 43, le 29 mars 2019

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