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Moyen Orient et Monde - Récit / Feuilleton

I – Califat de l’EI : 29 juin 2014-23 mars 2019

Jamais un groupe jihadiste n’avait été aussi puissant, devenant un acteur régional et international. « L’Orient-Le Jour » raconte l’histoire de l’ascension spectaculaire de ce proto-État et de sa décomposition avec, comme toile de fond, un désordre géopolitique qui n’a pas fini d’alimenter l’extrémisme.


Une photo datant du 24 mars 2019 montrant un drapeau déchiré et au sol de l’État islamique à Baghouz. Giuseppe Cacace/AFP

Baghouz : ici gît le califat de l’État islamique. Dans ce village du Sud-Est syrien sans aucune importance. Il aura fallu un mois et demi aux Forces démocratiques syriennes (FDS) – une alliance de combattants majoritairement kurdes soutenue par la coalition internationale menée par les États-Unis – pour venir à bout du dernier kilomètre carré du califat. Personne n’imaginait, à vrai dire, que cette petite enclave abritait encore des dizaines de milliers de personnes, dont des milliers de jihadistes. La dernière bataille aura été à l’image de la construction du califat et de sa décomposition : une histoire, à peine croyable, faite essentiellement de violence, de croyance et de vengeance, racontée par des mots de haine et des images eschatologiques.

Le califat de l’État islamique aura vécu 1 728 jours. Loin des fantasmes d’éternité des jihadistes, mais assez pour être l’un des événements les plus marquants de notre époque. L’utopie mortifère des jihadistes restera comme un totalitarisme possédant les codes du XXIe siècle tout en se référant constamment à une histoire islamique largement mythifiée. C’est pourquoi leur projet raconte aussi bien les zones grises de nos sociétés contemporaines mondialisées que la radicalisation continue de l’islam politique au cours de ces dernières décennies. Mais il met surtout le doigt – là où cela fait le plus mal – sur l’état de santé des sociétés arabes, prisonnières des régimes despotiques, et sur leurs relations avec le reste du monde.


(Lire aussi : Le danger reste présent malgré l’annonce de la chute du califat)



Rupture dans la galaxie jihadiste

La chute du califat concerne le monde entier. Mais son histoire est avant tout irako-syrienne.

Au commencement était l’Irak, bien avant juin 2014 et la proclamation de l’instauration du califat par le porte-parole de l’EI, Abou Mouhammad al-Adnani. « C’est vrai qu’il y avait un côté très spectaculaire en 2014, mais au-delà du sensationnalisme, c’est quelque chose qui couvait depuis très longtemps », rappelle Myriam Benraad, chercheuse et spécialiste du Moyen-Orient à l’Iremam et auteure de L’Irak par-delà toutes les guerres : idées reçues sur un État en transition (Cavalier Bleu, 2018). La morphogenèse du califat s’est réalisée dans un contexte qui lui a été largement favorable depuis l’intervention américaine en 2003. La chute de Saddam Hussein et la débaassification de l’État ont permis l’émergence d’el-Qaëda en Irak, qui a muté jusqu’en 2006 et la création par le Jordanien Abou Moussab al-Zarqaoui de l’État islamique en Irak. Le cœur de la lutte jihadiste se joue alors en terre d’islam, et non plus dans le lointain Occident. Le mouvement de Zarqaoui s’attaque aux forces américaines qui occupent l’Irak, mais également aux chiites et à tous ceux qui sont considérés comme des « kuffars » (infidèles), ce qui le distingue, tant dans sa stratégie que dans son idéologie, d’el-Qaëda.

La marginalisation des sunnites par le gouvernement du Premier ministre irakien Nouri al-Maliki, dans un contexte régional où les tensions communautaires sont au plus haut, a permis au mouvement d’incarner la revanche de toute une communauté, malgré ses échecs, jusqu’à être défait par cette même communauté avec la création de forces supplétives de l’armée appelées les Sahwa. L’État islamique en Irak a perdu, mais ne va pas tarder à renaître de ses cendres – en témoignent les attentats réguliers qui frappent l’Irak – à la faveur du retrait américain du pays en 2011, et surtout du début de la guerre syrienne.

Rien de mieux que le chaos syrien et que l’ultrarépression des forces de Bachar el-Assad contre une opposition largement sunnite pour prendre pied en Syrie. Le territoire a fait office de transit, avec la complicité du régime syrien, pour les jihadistes souhaitant combattre en Irak dans les années 2000. Il devient, dix ans plus tard, le point de départ du projet territorial de l’EI : la conquête de l’Irak se fait désormais à partir de la Syrie.

Le projet s’accélère jusqu’à provoquer la rupture dans la galaxie jihadiste. Le 9 avril 2013, Abou Bakr el-Baghdadi annonce une fusion de son groupe, l’État islamique en Irak (ISI), avec le Front al-Nosra, branche d’el-Qaëda en Syrie, pour former l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL). Mais al-Nosra décline le parrainage de Baghdadi et prête allégeance au chef d’el-Qaëda, Ayman el-Zawahiri. L’EIIL est désavoué par el-Qaëda début 2014, et s’ensuivent des combats entre les deux branches. « L’EI est à la fois un héritier en bonne et due forme, et une mutation originale de la mouvance salafiste jihadiste », explique Nicolas Hénin, président de la société de conseil Action Résilience et auteur de Comprendre le terrorisme (Fayard, 2017). « L’EI n’a pas inventé grand-chose, mais il a fait beaucoup plus gros que ce qui avait été fait par la mouvance jihadiste, notamment en termes de territoires contrôlés, d’effectifs concernés – que ce soit les populations vivant sous son joug ou les effectifs de combattants étrangers qui l’ont rejoint ou qui ont cherché à le rejoindre », ajoute-t-il.


(Lire aussi : Baghouz, le village syrien où le "califat" a rendu l'âme)


Sentiment de toute-puissance

Tout s’accélère à partir de 2014, an I du califat de l’EI. Le contexte politique en Syrie comme en Irak, où la répression contre les sunnites s’est accentuée, est le principal moteur du projet jihadiste qui promet d’incarner la revanche des sunnites, et plus tard de tous ceux qui ont le sentiment d’être humiliés. En janvier 2014, l’EIIL prend Fallouja en Irak puis chasse les rebelles de Raqqa en Syrie. Ses conquêtes passent toutefois relativement inaperçues compte tenu du chaos ambiant. En juin 2014, le groupe jihadiste réalise son coup de maître, créant la stupeur générale : la prise de Mossoul, deuxième ville d’Irak, en quatre jours et avec seulement quelques milliers de combattants. « L’armée s’était partiellement démobilisée dans les territoires du Nord, notamment dans la province de Ninive, en réaction à la politique de Bagdad. On avait un pourrissement généralisé qui a profité aux jihadistes. C’est comme ça qu’ils ont négocié avec un certain nombre de dignitaires locaux, d’imams, de chefs de tribu, pour la prise de contrôle d’une ville comme Mossoul et d’autres territoires », raconte Myriam Benraad.

La restauration du califat est annoncée le 29 juin 2014, tout comme la suppression de la frontière irako-syrienne attribuée par erreur dans la mythologie populaire aux accords Sykes-Picot de 1916. Le nouveau calife, Abou Bakr el-Baghdadi, appelle le 5 juillet depuis la mosquée al-Nouri à Mossoul tous les musulmans à lui « obéir ». Le monde entier découvre le nouveau visage du jihadisme mondial, plus puissant, plus violent, plus populaire et plus moderne que ne l’a jamais été el-Qaëda.

Les jihadistes contrôlent alors un large territoire qui, dans son apogée, atteindra la superficie de la Grande-Bretagne, dont Raqqa et Mossoul sont les capitales. Ils mettent la main sur les ressources de ces territoires qui resteront – et de très loin – la principale source de financement du groupe, et sont plutôt bien accueillis, dans un premier temps, par les populations sunnites locales jusqu’ici opprimées. Le califat n’aurait pas pu s’étendre à des villes non sunnites. C’est sa force et sa limite. Les chrétiens fuient Mossoul en masse. Les yézidis sont massacrés et réduits en esclavage.

La propagande hypermoderne de l’EI fonctionne à plein régime et permet, du fait de sa souplesse et de son intelligence, d’attirer des dizaines de milliers de jihadistes aux profils très différents et aux quatre coins du monde. L’organisation jihadiste promet le Graal à ses moujahidine : de donner un sens à leur vie, de vivre la « vraie expérience » islamique, de se venger de leur oppresseur, de devenir des gens importants, de construire la société « idéale », de participer à la bataille pour « la fin des temps » et d’être accueillis en martyres au royaume d’Allah. L’hyperviolence fascine et donne le sentiment de toute-puissance. Le groupe enchaîne les victoires, tandis que les jihadistes affluent par la frontière turque. C’est un processus de mondialisation de la guerre civile syrienne qui conduira à une forte internationalisation du conflit. « La Syrie était le pays où l’on avait été capturé, mais ce n’était que la toile de fond de cette énorme entreprise d’enlèvements puisque les protagonistes étaient eux-mêmes occidentaux. C’était une histoire de vengeance en quelque sorte, un conflit interne à l’Occident, mais qui se jouait sur fond de drame syrien », raconte l’ancien otage aux mains de l’EI Nicolas Hénin.


(Lire aussi : La position kurde dans le conflit syrien depuis 2011)


État totalitaire

En août 2014, Barack Obama réagit et ordonne les premiers bombardements sur l’EI ainsi que la création d’une coalition internationale pour lutter contre la menace jihadiste. Mais c’est trop tard et trop peu. L’EI est en train de construire un proto-État et vit ses années de gloire. En 2014 et 2015, le groupe est dans sa période d’ascension : il diffuse ses vidéos d’exécution d’otages, saccage dans les musées des œuvres plurimillénaires associées à la Jahiliya (la période préislamique), s’étend comme une multinationale en plein essor grâce au ralliement de différentes branches jihadistes au Moyen-Orient et en Afrique et multiplie les attentats dans le monde arabe et dans le reste du monde.

Son contrôle des territoires reste toutefois la principale réussite de l’organisation. L’EI veut administrer les territoires à la manière d’un État. « Entre 2014 et 2015, c’est très clair, il faisait office d’État à la place de l’État car il y avait un projet de gouvernance islamique, jihadiste en l’occurrence », dit Myriam Benraad. Un État totalitaire, dans lequel tout le monde surveille tout le monde et qui impose le respect d’une version littérale, adaptée dans ses interdits au contexte moderne, de la charia. « L’EI tient à tout contrôler, n’accepte aucune alliance, aucune association, n’a pas de partenaires. C’est un groupe qui est à proprement parler totalitaire et qui va contrôler en grande partie par la terreur », décrypte Nicolas Hénin.

Le groupe oblige les chrétiens restés à Raqqa à payer la jizia, les femmes à porter la burqa, interdit la cigarette et les loisirs, pourchasse les homosexuels et prend le contrôle des écoles pour diffuser son idéologie mortifère et préparer les « lionceaux du califat » aux combats de demain. Profondément religieux dans son idéologie, même si sa vision de l’islam est rejetée par la très grande majorité des musulmans, il ressemble aux États baassistes syrien et irakien dans ses pratiques. En 2015, un article du Der Spiegel, intitulé « Haji Bakr, le cerveau de l’État islamique », fait sensation en donnant du crédit à la thèse d’une instrumentalisation des jihadistes par les anciens baassistes proches de Saddam. La thèse ne convainc toutefois pas les meilleurs spécialistes du mouvement qui soulignent que les baassistes, bien que présents dans le mouvement, ne peuvent plus être qualifiés comme tels et restent minoritaires au sein du groupe jihadiste. « L’EI reste, au moins partiellement, l’héritier des régimes baassistes ne serait-ce que parce que la population en Syrie et en Irak est profondément influencée par la culture baassiste et tout ce qu’elle a produit en termes d’État policier, de répression et de torture. Mais j’imagine surtout que les cadres de l’EI ont appris à torturer en se faisant torturer eux-mêmes par ces régimes », note Nicolas Hénin. « Dans ceux qu’on appelait baassistes, beaucoup sont passés de l’autre côté, ou étaient déjà passés idéologiquement de l’autre côté avant parce qu’il y avait eu une radicalisation islamiste dans les rangs de l’armée et du parti Baas lui-même à la fin des années 1990 », ajoute Myriam Benraad.


(Lire aussi : La fin du "califat" conforte le Pentagone dans sa stratégie)


Ennemi idéal

On commence à mieux comprendre comment un groupe de quelques milliers de jihadistes a réussi à se positionner comme un acteur régional et mondial. L’EI tire sa force de son hybridité et de la faiblesse de ses adversaires. C’est l’ennemi numéro un mais en même temps l’ennemi idéal pour beaucoup d’acteurs régionaux. L’organisation affaiblit les rebelles syriens et permet à Bachar el-Assad de se faire passer pour le moindre mal. Se scelle une sorte de pacte de non-agression durant cette période entre l’EI et le régime syrien, mais également entre l’EI et la Turquie, parrain de l’opposition syrienne, qui voit d’un bon œil la montée en puissance de cette force capable de s’opposer au régime et de briser les velléités d’autonomie kurde à la frontière turco-syrienne. L’EI change dans le même temps la trajectoire de la guerre syrienne et permet aux Iraniens et aux Russes, parrains du régime, d’imposer leur récit d’un péril jihadiste.

La défaite de Kobané contre les forces kurdes en janvier 2015 est le premier grand revers de l’EI. Il ne ralentit pas la trajectoire de l’organisation jihadiste mais constitue, avec le recul, un premier grand tournant vers la décomposition du califat. L’EI commence à perdre son territoire mais multiplie les attentats sur plusieurs continents, notamment à Paris le 13 novembre 2015. Organisation terroriste et proto-État ayant déclaré la guerre au reste du monde, l’EI est allé trop loin pour pouvoir survivre. Sans alliés, il est peu à peu perçu comme un ennemi mortel par l’ensemble des acteurs régionaux. Seules les contradictions entre tous ces acteurs, et l’absence de volonté des Américains de s’engager massivement au sol, permettent à l’EI d’obtenir un répit.

La Russie s’engage militairement dans la guerre syrienne fin 2015 au nom de la lutte contre le terrorisme. Mais elle va concentrer tous ses efforts sur le sauvetage du régime syrien et la destruction de l’opposition avant de se retourner contre l’EI. La Turquie ferme progressivement sa frontière avec la Syrie et perçoit à son tour l’EI comme une menace, mais elle considère les milices kurdes liées au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) comme une plus grande menace encore. L’Irak lance l’opération de reconquête avec des milices chiites, majoritairement liées à l’Iran, ayant soif de vengeance.

Les territoires tombent les uns après les autres, mais la reconquête est très lente malgré un rapport de force largement défavorable à l’EI. Le groupe jihadiste perd en quelques mois Ramadi, Fallouja, Manbij, Jarablous. La perte de Raqqa et de Mossoul n’est plus qu’une question de mois. De nombreux mois, à vrai dire, car la résistance des jihadistes est forte et parce que leurs ennemis se livrent une course à la reconquête tant l’enjeu de l’après-EI est déterminant.

La reprise de Mossoul va prendre 9 mois. Celle de Raqqa, quatre mois. Côté irakien, c’est l’armée, appuyée par la coalition internationale qui reprend la ville, alors que les milices chiites et kurdes ont participé aux combats dans la province. Côté syrien, ce sont les FDS qui hissent leur drapeau sur Raqqa, ville arabe, alors que le régime et ses parrains russes et iraniens ont lancé leur propre opération de reconquête et se trouvent désormais dans la province de Deir ez-Zor, après avoir récupéré Palmyre. Le contexte politique est très différent mais les images sont les mêmes : des villes entières en ruine, détruites par les bombardements de la coalition, des civils qui fuient en masse, des jihadistes qui défendent leur territoire mètre par mètre, et des vainqueurs semblant tout à fait incapables de réparer des sociétés profondément meurtries.

Les jihadistes avaient juré de se battre jusqu’à la mort. Ils acceptent finalement des compromis politiques qui leur permettent de fuir. Mais leur sursis est de courte durée. La coalition internationale est déterminée à en finir avec le califat et poursuit sa reconquête des territoires à l’ouest de la province de Deir ez-Zor, jusqu’à la frontière irakienne et… le village de Baghouz. Un peu moins de cinq ans après sa proclamation, le califat est mort. Mais loin d’être enterré.

Prochain épisode : Le califat raconté par les Syriens.

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Baghouz : ici gît le califat de l’État islamique. Dans ce village du Sud-Est syrien sans aucune importance. Il aura fallu un mois et demi aux Forces démocratiques syriennes (FDS) – une alliance de combattants majoritairement kurdes soutenue par la coalition internationale menée par les États-Unis – pour venir à bout du dernier kilomètre carré du califat. Personne n’imaginait,...

commentaires (2)

Bon résumé de la brève histoire de l'EI, dont cependant manque une brève analyse du rôle prétendument joué par nos voisins de la péninsule arabique.

Chorzow Factory

19 h 00, le 26 mars 2019

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Commentaires (2)

  • Bon résumé de la brève histoire de l'EI, dont cependant manque une brève analyse du rôle prétendument joué par nos voisins de la péninsule arabique.

    Chorzow Factory

    19 h 00, le 26 mars 2019

  • ATTENTION, VAINCU MAIS PAS ERADIQUÉ !

    LA LIBRE EXPRESSION

    07 h 54, le 25 mars 2019

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