Le président de la République Michel Aoun a accusé mardi, sans les nommer, ceux qui « tentent de créer de nouvelles coutumes dans le processus de formation du gouvernement ». Le chef de l’État, qui s’exprimait au terme d’un entretien à huis clos avec le patriarche maronite Mgr Béchara Raï à l’occasion de la traditionnelle messe de Noël à Bkerké, visait vraisemblablement les six députés sunnites antihaririens, et par ricochet le Hezbollah, qui soutient leur requête de se faire représenter au sein du gouvernement.
L’intervention du président survient après qu’un énième blocage est apparu avec le désaveu samedi par les députés sunnites du 8 Mars de leur ministrable Jawad Adra. Ce revirement s’est opéré après que ce dernier a refusé de se déclarer ouvertement comme faisant partie de leur groupe parlementaire.
Par ses propos, Michel Aoun a vraisemblablement voulu rappeler à qui veut l’entendre que la formation du gouvernement est une prérogative qu’il détient en concertation avec le Premier ministre désigné et qu’il leur revient à tous les deux de trancher en la matière.
Sur ce point, mais aussi, sur les multiples transgressions de la Constitution qui ont lieu depuis pratiquement l’adoption de Taëf, les experts sont unanimes pour dire que c’est l’ensemble des responsables politiques qui en sont coupables, pour avoir inauguré à tour de rôle des coutumes qui sont non seulement en violation des règles constitutionnelles, mais qui ont fini par faire dévier tout le système politique. Par conséquent, le fait de rejeter la faute aux seuls députés antihaririens et leur sponsor chiite serait indu, les fossoyeurs de la Constitution étant nombreux.
C’est ce qu’affirment en substance le politologue Karim Bitar et l’ancien député et juriste Salah Honein qui considèrent tous deux que c’est l’ensemble des « oligarques » au pouvoir – M. Honein parle d’une « hydre à six têtes » – qui sont complices du détournement du système démocratique et des déviations constitutionnelles dont on témoigne depuis un certain temps.
Selon M. Bitar, les récents propos de M. Aoun viennent jeter une lumière crue sur les failles et dysfonctionnements du système libanais. La Constitution est violée de jour en jour par l’ensemble des parties prenantes, dit-il, « y compris par ceux qui sont censés la préserver ». Un problème qui remonte, précise le politologue, aux premiers jours de l’adoption de la constitution de Taëf, la pratique visant plutôt à « préserver les équilibres politiques au nom de l’union nationale et au détriment de la lettre de la Constitution ».
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Faille majeure
Rejoignant l’avis de M. Bitar, Salah Honein qualifie la mise en place de gouvernements d’union nationale de véritable « hérésie », dans la mesure où cette pratique a fini par annuler le principe de l’alternance qui confère au système sa dynamique démocratique. « Les accords de Taëf avaient prévu un cabinet d’union nationale uniquement dans le cas du premier gouvernement (après l’adoption de la Constitution) qui était chargé de mettre en place les réformes, et non sur toute la ligne », fait remarquer M. Honein. Or ni le premier gouvernement ni ceux qui s’ensuivirent n’ont abordé, à ce jour, les réformes, telles que la décentralisation administrative, l’abolition du confessionnalisme politique ou la création du Sénat. Par conséquent, la pratique des gouvernements dits d’union nationale est devenue courante, notamment sous la tutelle syrienne, qui a encouragé ce système en dosant les équilibres selon les circonstances, explique en substance M. Honein. « Depuis, nous avons eu une succession de gouvernements d’échec national, avec des forces politiques qui pratiquent un droit de veto de sorte à se neutraliser mutuellement. Lorsqu’il leur arrive de coopérer, elles le font en accordant leur feu vert à tel ou tel dossier sur la base de la règle du donnant-donnant », dit-il.
Pour Karim Bitar, nous sommes désormais en présence d’« un conseil d’administration où chacun des six oligarques qui gouvernent le pays envoie son fondé de pouvoir s’assurer que sa part du gâteau est bien préservée ».
En l’absence d’une majorité claire qui gouverne et d’une minorité qui surveille et contrôle l’action de l’exécutif, comme c’était le cas avant Taëf, les parties ont pris l’habitude d’intégrer le gouvernement sans aucun programme en main, ni projets sur la base desquels elles devront rendre compte. Durant les dernières législatives, explique Salah Honein, toutes les parties étaient « en même temps en compétition et en concertation (réunies dans le cadre d’alliances contre-nature) avec pour seul but d’investir le pouvoir » sans la moindre vision d’avenir. « Nous sommes aujourd’hui en présence d’un système de dictature collégiale dirigé par six personnes (les chefs de file) qui veulent investir l’exécutif en imposant leurs conditions à tour de rôle », commente le juriste.
(Lire aussi : Gouvernement : derrière le problème de forme, une question de fond)
« Face à un tel pourrissement du système, le blocage n’est même plus étonnant », constate pour sa part M. Bitar. Une paralysie qui s’expliquerait notamment par le fait que ni le président de la République ni le Premier ministre désigné, qui détiennent à eux deux la prérogative de la formation du gouvernement, ne peuvent trancher.
C’est, dit Salah Honein, l’une des failles majeures de la Constitution, qui a voulu réaliser un équilibre au niveau des prérogatives accordées à l’un ou l’autre. « Partout dans le monde, le chef de l’exécutif est celui qui a le mot de la fin. Au Liban, ce n’est pas le cas », précise encore l’ancien député, qui estime qu’il aurait été préférable d’accorder un pouvoir de décision à l’un ou à l’autre, chacun dans un domaine différent. Selon lui, le problème se complique avec la présence d’un parti tout-puissant, le Hezbollah, qui profite de cette situation pour « mener la danse ».
Pour Karim Bitar, « seul un sursaut qui nous ramènerait à la lettre et à l’esprit de la Constitution pourrait permettre de sortir de ces hérésies ». Cela suppose notamment que le président et le Premier ministre décident de taper du poing sur la table et de former eux-mêmes le gouvernement sans forcément tenir compte des exigences de toutes les parties en présence et de soumettre ensuite le gouvernement au vote de confiance.
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commentaires (8)
On est loin de son discours d’investiture, et de l’espoir qu’il incarnait. C’était il y a deux ans : quand je lisais : …""il apparaît de plus en plus clairement que le président ne compte vraisemblablement pas se contenter du rôle restrictif que lui confie la Constitution dans l'acception générale de l'après-Taëf, ambitionnant de dilater, autant que possible, ses prérogatives pour se transformer en une sorte de « superviseur »."" ...""Sa nostalgie pour une présidence toute-puissante, comme le prévoyait jadis la Constitution de la Première République, n'est plus à démontrer. Aujourd'hui, il ne se contente pas que des moyens du bord, mais compte sur une toute autre lecture de la Constitution issue de Taëf qui lui permettra de repousser aussi loin que possible les limites imposées jusqu'à présent au président depuis la fin de la guerre, en se posant non plus en arbitre seulement, mais en arbitre « engagé »."" Et que tout est à inventer, à refaire, quand la corrosion touche toutes les parties de la machine… Quoi ? superviseur, visionnaire, arbitre engagé… et dilater les prérogatives jusqu’à mettre à mal le concept de l’ « optimisme sans illusion » : quand dans l’échec il y a progrès.
L'ARCHIPEL LIBANAIS
17 h 19, le 27 décembre 2018