On aura beau passer de nombreuses années à tout faire pour ne pas lui ressembler. À tenter l’impossible et le diable pour prendre le chemin inverse. À devenir une sainte si elle était dévergondée. Une putain si c’était une madone. À enchaîner les amants alors qu’elle n’a connu que notre père. À épouser le seul et l’unique alors qu’elle avait une vie sentimentale chaotique. On se sera démenées comme une folle pour être plus blondes, plus sportives, moins grosses, plus intellos, moins chiantes, plus appliquées, plus coquettes, moins bimbos, moins râleuses, plus courageuses, plus ambitieuses, moins feignasses…
On finira toujours par ressembler à notre mère. Un peu, beaucoup, passionnément, mais jamais pas du tout... Un jour, on se regardera dans le miroir et on remarquera que nos traits s’entremêlent. Que nous avons cette même petite ride au coin des lèvres ; que nous avons eu des cheveux blancs au même âge ; qu’on a le même genre de peur irrationnelle (elle les oiseaux, nous les cafards). On se rendra compte qu’on a les mêmes lubies et ce plaisir commun de cuisiner et de recevoir. Et que ce gigot dont tout le monde raffole et qui est notre recette culte, eh bien, c’est son gigot. Comme ce rouge sur les lèvres, devenu notre trademark depuis une dizaine d’années, a été le sien pendant trois décennies. Les chiennes ne font pas des chattes. Tout, quasiment tout, repose sur les épaules d’une mère. Elle est naturellement la principale pièce du puzzle humain. Elle est à l’origine de nos premières joies, de nos complexes, de nos problèmes. Elle nous aura portées neuf mois durant. Nourries, torchées, élevées, cajolées, bercées, endormies, engueulées, punies. Elle aura soigné nos peines et nos bobos, écouté nos jérémiades, endossé nos chagrins, prises dans ses bras tellement de fois. Elle nous aura accompagnées à l’école, aux anniversaires, chez le médecin. Se sera tapé les spectacles de marionnettes, les promenades à cheval, les piscines de boules dans les playgrounds humides des malls de la ville. Se sera farci les mamans de nos amis de classe, aura supplié le proviseur de ne pas nous renvoyer. Et depuis qu’on aura pointé le bout de notre nez, n’aura plus jamais vraiment eu une nuit de sommeil tranquille, passant du rituel des biberons de minuit aux inquiétudes des soirées qui n’en finissent pas de finir.
La fonction de mère est la somme de tous les sacerdoces, de toutes les vocations, de tous les jobs. Et malgré ses to2borné/to2briné (formule intraduisible à qui voudrait étudier la sémantique et prononcée par la plupart des mères libanaises), lancés depuis notre plus jeune âge ; malgré son affection sans faille, sa sempiternelle écoute, on lui en voudra à un moment ou à un autre. On lui reprochera tour à tour de nous avoir mis(es) au monde, de n’avoir pas été assez sévère, trop sévère, trop cool, trop rigide, trop protectrice, trop absente, trop mère, trop sœur. De ne pas avoir insisté pour qu’on continue nos études, d’avoir trop insisté pour qu’on fasse du tennis, de ne pas nous avoir dit qu’on faisait une erreur, de nous avoir dit qu’on faisait une erreur. On la condamnera parce qu’on a pensé qu’elle préférait notre grand frère, notre petite sœur. On l’accusera chez un(e) thérapeute de tous nos maux. « Ma mère a, ma mère n’a pas ; ma mère est, ma mère n’est pas. » Et on oubliera bien évidemment que ce rôle qu’elle a endossé, que cette fonction qu’elle a prise à bras-le-corps sont une des choses les plus difficiles au monde. Et que, malgré tout et sauf cas extrême, malgré son caractère de cochon, son tempérament de merde, son égoïsme ou son égocentrisme, c’est notre mère. Celle qui nous a appris à tenir une cuillère, à faire nos lacets, à compter.
On ne se rendra compte de tout ça que le jour où l’on fera les mêmes erreurs qu’elle. Qu’on reproduira pratiquement le même schéma, dans l’ordre ou à l’inverse. Qu’on épousera un homme comme celui qu’elle a épousé, ou le contraire. Et quand on deviendra mère à notre tour, on comprendra. On comprendra que quel que soit ce qu’elle nous a donné ou retiré, on est ce qu’on est à cause et/ou grâce à elle.
Medea de toutes les mères/filles. C'est bon de lire ça.
17 h 11, le 15 décembre 2018