Bassora, début novembre. Les grosses chaleurs de l’été sont passées, mais les esprits, eux, restent échaudés. Depuis la fin de mouharram, le mois saint chiite qui a vu une diminution de la mobilisation, les militants tentent de relancer le mouvement de protestation, qui avait débuté en septembre, contre le gouvernement qui n’apporte toujours pas de solutions aux problèmes sanitaires et économiques de la province : chômage, corruption et surtout insalubrité sont pointés du doigt par les habitants descendus dans les rues.Vers 16h vendredi, des manifestants se sont regroupés autour de la place Abdel Karim Kassem, le lieu de rassemblement traditionnel des contestataires. Si les effectifs ont beaucoup diminué, plusieurs individus sans réseaux particuliers s’associent néanmoins au noyau d’activistes présents. Quelques membres d’une tribu sont également là, ainsi que des cheikhs chiites venus en leur propre nom. « Je suis ici pour représenter les habitants de Bassora qui ont été malmenés par le gouvernement pendant quinze années de gabégie. Les habitants de la ville vivent dans les décombres de la province la plus riche du pays. Les taux de cancers sont alarmants. Je manifeste pour dénoncer la corruption de ces partis politiques qui nous gouvernent, qu’ils soient laïcs ou religieux », explique le cheikh Rida al-Tamimi, originaire de la province.
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Inertie politique et revendications autonomistes
Vers 17h, les manifestants déplient leurs banderoles dont les slogans dénoncent l’inaction des autorités après plusieurs mois de crise. Le drapeau bleu blanc vert, estampillé d’une goutte de naphte, bannière de la province, est très présent. Il rappelle une des revendications du mouvement : davantage d’autonomie dans le système fédéral. Cette demande a d’ailleurs été beaucoup critiquée en dehors de la province par les Irakiens « souverainistes », qui y voyaient une manœuvre sécessionniste, ce que les militants ont toujours nié. « Je n’aime pas voir ces drapeaux, ils veulent l’indépendance et ce n’est pas légitime », avancera, sur un ton énervé, le chef de la police en charge d’encadrer la manifestation. La tension montera d’un cran entre forces de l’ordre et manifestants quand un policier pointera son arme sur des jeunes en tentant de les rabattre sur le rond-point de la place.
Les frondeurs, eux, se défendent de toute velléité sécessionniste. « Le fédéralisme peut apporter des solutions si les citoyens sont directement impliqués dans le processus et s’il y a une véritable concertation. Dans un système centralisé, même parlementaire, nous n’avons pas les moyens de nous exprimer. Mais plus de fédéralisme peut apporter des solutions à la crise, car ce sera plus facile de rendre nos représentants redevables », soutient Karim Ali Taleb, un activiste présent à la manifestation.
Mis à part la destruction ou les dommages causés à deux consulats, dont l’iranien, une préfecture et plusieurs bureaux de partis politiques, rien n’a vraiment changé dans la capitale du sud de l’Irak depuis le début de la contestation dont la répression, par la police et l’armée, a fait douze morts dans les rangs des manifestants. Plusieurs activistes ont également été assassinés dans des circonstances plus que troubles, depuis septembre dernier. Le dernier en date, Wissam al-Barrawi, a été abattu en face de chez lui le 17 novembre, selon Houssam al-Khemse, vice-président de l’ONG de défense des droits de l’homme Larsa. « Les assassinats ciblés ont augmenté depuis quelques semaines et c’est inquiétant. On déplore également la mort d’un militant des droits de l’homme, Saad el-Ali, tué le 25 septembre dernier », ajoute-t-il.
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Crise structurelle
Les intimidations ne découragent pas les manifestants, mais attisent plutôt leur détermination. Les revendications d’hier restent celles d’aujourd’hui : mettre un terme à l’incurie et au désastre qui touche la région à tous les niveaux. « Le problème n’est pas seulement une question de chômage et d’infrastructures, c’est un problème structurel », soutient Ali Karim Taleb. « Chaque année, nous avons des manifestations et puis les choses reviennent au calme, sans que rien ne change. Cette fois, nous n’allons rien lâcher et continuer à mettre la pression sur les autorités. Les manifestations sont un avertissement aux dirigeants : “Vous êtes sur la sellette, vous devez prendre en compte les revendications de la rue pour conserver vos postes”.» Lorsqu’on lui demande ce qui a changé à Bassora, grande ville pétrolière, depuis le début de la vague de manifestation, l’activiste met en avant l’évolution des mentalités. « D’une certaine manière, c’est dans les esprits que les choses ont le plus changé. Nous avons appris à frapper là où ça dérange. Les citoyens sont plus et mieux informés des enjeux de la crise qu’auparavant. » Si la prise de conscience est réelle, rien, sinon très peu, n’a été fait pour trouver des solutions pérennes dans la province. « Les politiciens nous manipulent depuis quinze ans ; la rue est impatiente et attend que les promesses soient tenues. Nous resterons dans la rue jusqu’à ce que les choses se concrétisent sur le terrain », avance Mountazer Karkouchi, militant des médias et droits civiques. « Nous exigeons que les gouvernements central et régional dédommagent les familles des victimes qui se sont sacrifiées pour faire entendre la voix de la population, dont les droits sont bafoués depuis trop longtemps », ajoute le cheikh Rida al-Tamimi.
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Nouveau gouvernement, entre espoir et désillusion
Si la formation toute récente d’un nouveau gouvernement est source d’espoir pour certains, d’autres ne se font aucune illusion. « Un groupe d’activistes de Bassora est allé à la rencontre du Premier ministre Adel Abdel Mahdi et il a été attentif à leurs demandes. Ils lui ont dit que les manifestations ne cesseraient que si les revendications des manifestants étaient prises en compte et qu’il fallait engager de vraies réformes pour regagner la confiance de la population. La balle est dans leur camp », confie Mountazer Karkouchi.
Alors que le 12 novembre, le nouveau gouvernement tenait sa première séance parlementaire à Bagdad, les députés de la province de Bassora se sont rassemblés pour demander une hausse du budget fédéral pour leur province afin de répondre à la crise que connaît le sud du pays. « Il n’y a pas d’eau potable à Bassora; on se douche avec de l’eau salée un jour sur deux. Il n’y a pas de routes ni d’électricité dans certaines parties de la province. C’est un désastre dans tout le sens du terme, alors que 80 % des revenus de nos exportations transitent par la ville. Deux millions sept cent mille barils de pétrole sont exportés chaque jour et regardez où nous en sommes », rappelle Ahmad el-Hajj, député et expert économique, rencontré dans l’enceinte du Parlement.
Dans les rues délabrées de la vieille ville de Bassora qui fut un temps la Venise du Moyen-Orient, des jeunes désœuvrés errent sans but, devenus insensibles aux odeurs pestilentielles émanant des canaux désormais véritables égouts à ciel ouvert. L’état de ruine avancé des légendaires « chanachils », les maisons à l’architecture traditionnelle, témoins d’une ère révolue où la ville émerveillait les voyageurs, ne leur inspire pas non plus grand-chose. « On n’a rien à faire ici, alors que les politiciens, eux, roulent en voiture de luxe. Regardez le nouveau complexe du gouvernorat à la sortie de la ville : de gigantesques bâtiments en marbre importé à l’architecture italienne, c’est dans ce genre de projets que l’argent de la province la plus riche du pays va quand il ne disparaît pas tout simplement », se plaint un jeune rencontré dans la vieille ville. « Un proverbe dit que l’Irakien est comme le dromadaire qui avance avec un tas d’or sur le dos mais broute des herbes sèches : sa richesse lui échappera à jamais », conclut-il, mélancolique.
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