Photo Romy Fink
D’un strict point de vue journalistique, on s’était construit une petite théorie à la noix stipulant qu’un portrait virtuel finirait indéniablement par dresser un barrage entre l’intervieweur et l’interviewé. C’est donc non sans une pointe de frustration que nous nous apprêtions à « rencontrer » Stéphanie Saadé par téléphone. Et puis, lorsqu’elle décroche, la surprise. Au bout du fil, une voix de petite fille gourmande que l’on n’imaginait pas appartenir à cette artiste dont la pratique, bien que n’hésitant pas à remorquer les entrailles de son enfance, n’a rien de benêt ou d’édulcoré. Mais à y regarder de plus près, ses cordes vocales, costaudes mais enrobées dans une substance sucrée, feraient bien office de sésame à la caverne de Ali Baba de Stéphanie Saadé.
Un art organique
C’est qu’elle parvient, depuis ses débuts, à emballer ses rêves tordus, ses souvenirs troubles, ses interrogations sinueuses, dans l’or dont elle a fait l’un de ses matériaux de prédilection, si bien que tout le barnum parfois fêlé de ses pensées, quoique tortueux, finit par prendre l’allure d’une inoffensive et fragile farandole dorée. Ainsi, quand on l’interroge banalement sur son quasi-fétichisme pour l’or, elle nous interrompt pour nuancer : « Ce n’est pas l’or qui m’intéresse autant que son association avec le périssable, parfois même des déchets. J’ai toujours voulu mêler le plus précieux au moins précieux à ce qu’on jette et qu’on piétine. » On pense aussitôt à son Map of Good Memories, à travers laquelle l’artiste cartographiait, à l’aune d’un or 24 carats coulé parterre, un territoire constitué de 20 bons souvenirs au Liban.
Pourtant, sous les pas des visiteurs, l’intégralité de cette géographie sentimentale cousue de la plus « sacrée » des matières se cognait au brut, au sale, au sol, et se ternissait jusqu’à disparaître. Et de confirmer, à une époque où l’art est souvent cadenassé aux murs, tenu à distance d’un public intimidé : « Il est essentiel que mes œuvres soient mises à l’épreuve du temps, ainsi que celle de la perception de ceux qui les côtoient. » À travers ses pièces en mouvance, jamais statiques, tel son Accelerated Time, un vase cassé qui se transformait en poudre au fil de l’exposition, sa Golden Apple qui dépérissait dans le même temps ou Contemplating an Old Memory, « une graine de lentille moulée dans de l’or, qui germera – ou pas », Stéphanie Saadé se plie donc aux palpitants diktats du hasard et interroge la notion de temps dont elle se plaît à entortiller la bobine.
L’espace et la nature
Par-delà cette velléité de charger ses œuvres d’un dialogue avec ceux qui vont à sa rencontre, l’artiste communique elle aussi avec ses créations. Elle est celle qui crée et « ce » qu’elle crée, un peu comme Elastic Distance, un portable planté en pleine salle d’exposition et qui affichait sa position géographique par rapport au lieu. « C’est comme un pense-bête, dit-elle, une façon de rester liée à ce que je présente, tout en étant à l’écart. Cette notion de distanciation, d’élasticité géographique et temporelle, cette idée d’allers-retours constants me passionnent » D’ailleurs, en plus d’un exil de son pays natal, le parcours personnel de Saadé a été rythmé de déplacements perpétuels. D’abord, des études aux beaux-arts de Paris. « Je sentais qu’on s’attendait à ce que je focalise mon art sur la question de la guerre civile libanaise. J’ai refusé, considérant que j’ai les mêmes droits que tout autre artiste. Ce n’était pas une prise de position contre ce sujet, mais plutôt une simple volonté de liberté », se remémore-t-elle. « Par la suite, à travers mes introspections, la guerre s’est infiltrée, en filigrane, dans mon travail, mais d’un autre point de vue : celui du triomphe de mon enfance sur cette période sombre », poursuit celle qui a illustré cette tranche de vie à plusieurs reprises, entre autres avec Building a Home with Time, une pièce, de la taille de sa chambre d’enfant, érigée avec un nombre de briques correspondant au nombre de jours entre la naissance de l’artiste et la fin de la guerre civile libanaise. Une sorte de parallèle qu’elle dresse entre les périodes, concomitantes par pure coïncidence, de la guerre et de sa tendre enfance.
Ensuite, en 2010, il y eut un voyage, décisif, en Chine grâce à une bourse de la China Academy of Arts de Hangzhou, au cours duquel elle concentre ses recherches sur le thème de la nature. « Je prenais alors conscience de la dimension culturelle du paysage, un terme qui n’a pas d’équivalent en langue arabe. Je me suis beaucoup interrogée à ce propos sur la question du local et de l’importé, celle du naturel et de l’artificiel, mais aussi le côté mythologique dont est chargée la nature », raconte-t-elle. Aujourd’hui, réceptrice du 3Package Deal, une bourse de travail en collaboration avec 4 musées et institutions délivrée par l’AFK (Fonds d’Amsterdam pour l’art), Stéphanie Saadé s’est installée à Amsterdam. En outre, celle qui a fait l’objet d’une exposition solo au Parc léger en juin dernier vient de présenter 30 photos de sa série « Moon Gold » dans le cadre de l’exposition collective « Cycles of Collapsing Progress » à Tripoli, et elle expose, en ce moment, à The Breeder à Athènes et au Centre Pasquart à Bienne. Ses œuvres se chargeant ainsi, à sa place, de continuer à sillonner le monde et d’y parsemer sa poussière d’or…
11 janvier 1983
Naissance à Broummana.
2005
Entrée aux beaux-arts de Paris
2010
Départ pour la Chine, avec une bourse d’études à la China Academy of Arts de Hangzhou.
2011
Participation à « Exposure » au Beirut Art Center.
2014
Résidence d’artiste d’un an à la Van Eyck, Maastricht.
2017
Participation à la Sharjah Biennale 13 « Tamawuj ».
2018
Exposition personnelle en France, au parc Saint-Léger, et réception du 3Package Deal, une bourse de travail délivrée par l’AFK (Fonds d’Amsterdam pour l’art).
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