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Culture - L’artiste de la semaine

Annie Kurkdjian, le mal par les maux

L’artiste met face à face le corps et

l’usage qu’on en fait sans chercher à l’embellir. On peut y voir l’érotisme ou l’obscénité, mais aussi la tendresse et le sacré. On y voit surtout la vérité et la liberté de l’exprimer.

Acrylique sur toile d'Annie Kurkdjian

Il est de coutume, à la naissance de chaque citoyen du monde, de coucher sur une carte qu’on appelle communément papiers d’identité, le jour de sa naissance. Ce jour où il a vu la lumière (du jour), a poussé son premier cri, a souri aux anges, en un mot a découvert la vie, du moins celle qui lui est destinée. Mais qu’en est-il du jour où il renaît ?

Un 28 mars 1985

Pour l’administration, Annie Kurkdjian, fille de Hrant Kurkdjian, est née à Beyrouth en 1972, de parents arméniens exilés de Syrie, eux-mêmes enfants de parents exilés d’Arménie. Un long chemin pour enfin prendre racine dans une terre de quiétude. Beyrouth dans les années 60, ville d’ombres et de lumières, de soirées, de galas, de commerce et de prospérité les accueille. Hrant Kurkdjian s’y établit, ouvre sa bijouterie et se démarque dans le monde de la joaillerie. C’était mal connaître cette région et la malédiction qu’elle portait comme une seconde peau. La guerre viendra tout suspendre. La famille met du temps à prendre conscience de la gravité de la situation, et le père n’opte pour l’exil, à nouveau, que 10 années plus tard. Nice est la nouvelle destination choisie. Les valises sont rangées et les passeports rassemblés quand Hrant Kurkdjian est froidement assassiné avec quatre de ses collègues sur son lieu de travail par trois de ses hommes de confiance.

Ce 28 mars 1985 est demeuré dans les annales comme étant l’assassinat le plus sanglant de l’histoire du crime au Liban. Le joaillier laisse une veuve et deux enfants âgés de 12 et 16 ans. Si la vie d’Annie Kurkdjian et de sa famille s’est arrêtée, si les hirondelles ont suspendu leur vol et que les oiseaux voraces se sont penchés sur les lambeaux de chair étalés dans les quotidiens, si le ciel teinté de rouge sang n’était plus qu’une chape de béton qui pesait sur son cœur de petite fille de 12 ans, si la tendresse d’une mère s’est figée dans un mutisme mortifère, elle n’y pouvait rien, sa date de naissance demeurera la même. Sauf que l’artiste d’aujourd’hui connaît pertinemment bien le jour où elle est née. C’est ce jour même où elle a poussé les murs de l’horreur, où elle a balancé sa peur et son désarroi, où elle a gravi pieds nus des collines de confiance. Le jour où elle a réussi à sauver les hommes avec leur part d’ombre, pour se sauver elle-même, le jour où elle a extirpé ses démons et a fouetté ses toiles avec une rage qui ressemble à la liberté. La liberté de tout exprimer, d’anéantir les tabous et de vivre en paix.


(Pour mémoire : Annie Kurkdjian, lauréate du prix Jouhayna Baddoura 2012)



Vers l’essentiel

Si Annie Kurkdjian réussit à poursuivre ses études, son frère aîné reste désarmé sous le poids de la responsabilité familiale. Il abandonne l’école et ne fera jamais de grandes études, pour tenter de porter à bras le corps sa famille afin qu’elle puisse survivre. À l’époque, bien qu’elle dessinait à la perfection, elle ne s’intéressait pas à l’art : « Mes dessins ne reflétaient pas mon âme et n’avaient aucune identité, ils reproduisaient simplement une réalité à laquelle je voulais échapper? » Elle tente un diplôme de gestion, suivi d’une maîtrise pour mettre toutes les chances de son côté. L’effort s’avère inutile. « Je devais exulter ma folie et ce n’étaient ni les chiffres ni les tableaux Excel qui allaient me soulever. »

Elle décide enfin d’intégrer l’École des beaux-arts à l’Université libanaise, « je prenais un grand risque, je savais que je n’avais pas de talent, juste des capacités, j’étais simplement brave. Ce que je reproduisais n’avait aucune connexion avec mon intérieur ». Encore une déception qu’elle essaie de noyer dans un diplôme en psychologie. Et voilà que la connexion s’opère. Après un stage à l’hôpital de la Croix chez les schizophrènes, elle trouve ses premières inspirations dans les dessins des personnes psychotiques et les gribouillages d’enfants. Elle passe du temps supplémentaire dans les ateliers de peinture, se prend d’amitié pour les malades, reçoit des leçons de vie, d’humilité et d’authenticité. Elle fait le plus beau des voyages, celui qui l’emmène vers l’essentiel. En 2005, la petite orpheline de 12 ans a acquis de l’assurance et du courage. Elle se regarde dans la glace et découvre enfin l’artiste, sauvée. Il aurait fallu ce jour-là changer la date de naissance sur les papiers d’identité. Annie Kurkdjian était enfin véritablement née.

Faut-il absolument se taire ?

À l’acrylique, à l’encre, au graphite ou au pastel, les images d’Annie Kurkdjian font toute la radicalité de sa peinture. Ses personnages font face au spectateur/voyeur depuis des espaces désolés, parfois seuls, sur une chaise, sur un lit. Ils se découpent aussi parfois sur cette tristesse soutenant le corps échoué d’une femme au sexe béant. Certaines penchent du cou, la tête trop lourde pour avoir porté les maux de la Terre. Les hommes se ressemblent et se parent de vêtements « à leur minable échelle ». On est loin pourtant de l’exultation des sens. Les narrations plastiques sont terribles là où, des couleurs, il ne reste que des formes grises et noires. Sa facture a cette dynamique de porter l’image à une valeur d’aura et de donner à l’œuvre sa paradoxale puissance. Entre le mystique et l’érotique, d’aucuns pourraient voir une confrontation avec l’innommable, ce qui rend aux plus frileux l’œuvre insupportable. Mais c’est là tout son prix. Annie Kurkdjian en a fini donc avec la trahison ou le mensonge, fini avec les tabous que l’artiste s’est longtemps refusé à expulser.

Le temps mort qui était en elle se réveille aujourd’hui et donne à la peinture toute sa force. Une émotion nouvelle surgit, celle d’une liberté acquise à la sueur de ses larmes, à la force de son mental. Car, comme le dit Jean Rustin : « C’est bien dans le corps, dans la chair, que finalement s’écrit l’histoire des hommes et peut-être même l’histoire de l’art. »

Galerie Art Lab

« À corps perdu », d’Annie Kurkdjian

Tél. 03/244577

Jusqu’au 27 octobre.


1972

Naissance à Beyrouth

28 mars 1985

Après des heures d’attente, elle apprend que son père et 4 de ses collègues ont été sauvagement tués. Le lendemain, les médias décrivent « le massacre de Bourj Hammoud » comme le hold-up le plus violent de l’histoire du crime au Liban.

14 avril 1985

La police arrête les auteurs

du crime.

13 octobre 1990

Fin officielle de la guerre civile

au Liban.

Décembre 1994

Son premier essai de peinture à l’huile, c’est le coup de foudre.

4 décembre 2005

Première expo au Goethe Institut, Beyrouth.

7 mai 2012

Prix Jouhayna Baddoura, reçu dans les locaux de « L’Orient le Jour ».



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commentaires (3)

Erratum : art-thérapie

Sarkis Serge Tateossian

12 h 20, le 05 octobre 2018

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Commentaires (3)

  • Erratum : art-thérapie

    Sarkis Serge Tateossian

    12 h 20, le 05 octobre 2018

  • Je ne sais pas si cette magnifique artiste Annie Kurkjian si elle a vraiment du talent ou pas mais le résultat est là, ce sont des oeuvres de génie. Son histoire est aussi émouvante que ses oeuvres. Enfin, son travail est en connexion totale avec l'art-thérapiehérapie Une discipline à part entière

    Sarkis Serge Tateossian

    09 h 59, le 05 octobre 2018

  • LORSQU,ON NE PEUT PAS DESSINER L,ORIGINAL ET LE BEAU ON S,EVERTUE SUR LE CONTREFAIT ET LE FAUX...

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