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Liban - La carte du tendre

Sous le viaduc de Medawar

Collection Georges Boustany

Rien ne ressemble plus à une vue du Paris d’aujourd’hui qu’une vue du Paris d’il y a un siècle. Si l’on fait abstraction des véhicules, des animaux de trait, des tombereaux, des passants pas pressés et des publicités murales, Paris reste reconnaissable en un clin d’œil.

Pour Beyrouth, c’est une autre histoire, au propre comme au figuré. Lorsqu’on tombe sur une photo prise chez nous, il faut des trésors de connaissances, de références croisées, de culture et de maniaquerie obsessionnelle pour en situer le lieu. Tenter, comme le font nos amis collectionneurs et passionnés d’histoire urbaine, de ressusciter des décors abolis revient à ramasser des feuilles d’automne pour reconstituer un marronnier.

Il en est ainsi de cette vue prise par notre soldat Villaire, dont nous avons eu l’occasion de découvrir la photo du « chameau » le 8 juillet dernier. Oh, bien sûr, il y a la mer, et on aura beau en barrer la vue et l’accès, elle sera toujours là quelque part à moins qu’on ne remblaie jusqu’à Gibraltar. Mais chut, ne leur donnons pas de vilaines idées, ils en ont suffisamment.

Elle est là, la mer, et emplit la moitié de ce magnifique négatif. Et tout au fond veille la montagne, avec la petite pointe caractéristique de Mar Chaya qui permet d’identifier un cliché beyrouthin d’une manière infaillible.

Nos quatre gars sont français de France, une précision qui s’impose à une époque où l’empire colonial participe dans son ensemble au mandat sur le Levant : sur d’autres clichés, on retrouvera des Africains et des Tonkinois. Voici donc des soldats envoyés pour une dizaine de mois à la découverte de notre Orient légendaire. Pour Villaire comme pour nous, c’est l’occasion de goûter aux joies de la baignade à quelques pas de la place des Martyrs. Cette photo a été prise en juin 1922. Nos fiers gaillards n’ont pas vingt ans, ils sont presque chétifs comparés aux soldats professionnels que l’on voit de nos jours, bien qu’ils tentent (excepté le modeste de gauche qui n’en a cure) de gonfler biceps, triceps et pectoraux, la palme de la virilité décomplexée revenant à celui en maillot débardeur moule-bite « une pièce » noir qui n’oublie pas de regarder ailleurs en avalant son ventre, main sur la hanche comme une statue romaine. On a les références qu’on peut.

On a surtout une chance de cocu : ils ont échappé de peu à la boucherie de 14-18, ces jeunes puceaux. Fussent-ils nés quelques petites années trop tôt, ils auraient sans doute vécu l’enfer des tranchées et des tranchés. Mais non, ils sont tout sauf poilus : les voilà au contraire goûtant les plaisirs d’un séjour oriental tous frais payés et les températures sensuelles de nos juins exotiques.

Il y a, juste derrière nos quatre gars, un viaduc sur lequel se tiennent deux téméraires silhouettes, peut-être des autochtones qu’amuse le spectacle. Dans une autre photo, on y voit passer le train : c’est hallucinant quand on y pense, ce train suspendu au-dessus de l’eau, rien aujourd’hui ne permet d’appréhender une telle scène. Pourtant, on est bien à Beyrouth : il y a cette falaise calcaire dont on peut encore aujourd’hui apercevoir de misérables restes dans ce même quartier, à laquelle s’accrochent toujours des plantes endémiques avec l’énergie du désespoir. Et, au-dessus, ces maisons à triples arcades surmontées de tuiles rouges, avec une vue que l’on devine sensationnelle sur toute la côte nord jusqu’à, allez, Byblos par temps clair.

L’autre cliché où l’on voit passer le train est pris du haut de la falaise, et l’on s’aperçoit que celle-ci est pointue. Ce « ras » a hérité son nom, Medawar, de la famille qui y avait des propriétés. Les plages du quartier étaient très appréciées des habitants d’Achrafieh, comme nous l’avons vu il y a un an. Du reste, nos héros du jour n’ont l’eau que jusqu’aux genoux : on imagine comme il sera facile, plus tard, de remblayer tout ça.

En prolongeant le regard le long de ce littoral, le décor s’appauvrit, les maisons deviennent plus basses et plus clairsemées ; la cheminée noire caractéristique d’une usine de soie domine la vue. La magnanerie en ruine est toujours là aujourd’hui, transformée en restaurant design.

On aurait envie, comme à la lecture d’un récit dont on sait qu’il va mal se terminer, d’en rester là et de fermer le livre, pour que persiste cette vue et pas une autre. L’autoroute et la gare routière passent aujourd’hui exactement au-dessus de nos personnages, le jeu consistant à aller se promener de ce côté-là pour tenter de retrouver des traces de ce passé enseveli, en faisant attention à ne pas se faire écraser par les chauffards et les regrets.


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Rien ne ressemble plus à une vue du Paris d’aujourd’hui qu’une vue du Paris d’il y a un siècle. Si l’on fait abstraction des véhicules, des animaux de trait, des tombereaux, des passants pas pressés et des publicités murales, Paris reste reconnaissable en un clin d’œil.Pour Beyrouth, c’est une autre histoire, au propre comme au figuré. Lorsqu’on tombe sur une photo prise...

commentaires (3)

Ce paysage de "falaise calcaire" est pourtant logique si je pense au paysage vers le phare et le fameux Raouché ou le paysage naturel de falaises blanches est encore un peu préservé ...

Stes David

13 h 56, le 29 septembre 2018

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Commentaires (3)

  • Ce paysage de "falaise calcaire" est pourtant logique si je pense au paysage vers le phare et le fameux Raouché ou le paysage naturel de falaises blanches est encore un peu préservé ...

    Stes David

    13 h 56, le 29 septembre 2018

  • Cette falaise calcaire (ce qu'il en reste) c'est donc une trace que pour le littoral original, la mer arrivait jusque la-bas, un peu comme les falaises blanches de Dover (Douvres) en Angleterre. Presque impossible de reconnaitre de nos jours.

    Stes David

    13 h 50, le 29 septembre 2018

  • Dans les années 1937, j'accompagnais ma mère lorsqu'elle "descendait" à Beyrouth pour aller à Souk Sursock. On rencontrait beaucoup de soldats sénégalais à la Place des Canons (Sahat el-Borj) assis à l'ombre des sycomores en face du Petit-Sérail ou déambulant à Souk-Sursock ou à Souk-Abou-N'Nasr. Réellement ce sont des soldats venant de l'AOF, de l'AEF, de Djibouti et de Madagascar à qui on a donné le nom de Sénégalais. Tous très polis et disciplinés. Je ne me rappelle pas avoir rencontré des Indochinois jusqu'à 1946..

    Un Libanais

    13 h 34, le 29 septembre 2018

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