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À La Une - L'Orient littéraire

Un Occidental éperdu d’un Orient en perdition

On voyage d’emblée, en abordant Entre deux rives. Ce titre, à lui seul, préfigure l’ouverture et le mouvement qui marquent le livre du diplomate français Gilles Gauthier dont le parcours est façonné par son esprit tant aventurier qu’humaniste.

LE diplomate français Gilles Gauthier. Photo D.R.

Au centre du récit, le monde arabe tel qu’il l’a vécu, à partir des années soixante, à l’époque où, en dépit de tout, l’espoir tenait encore le coup des régimes liberticides.

Grand voyageur, tenté dès sa prime jeunesse d’aller « chercher ailleurs », loin de sa paisible Gironde, pressé comme s’il répondait à l’étonnant appel de Flaubert : « Si vous saviez ! Il est temps de se dépêcher. D’ici à peu l’Orient n’existera plus (…) », le narrateur nous entraîne d’un pays arabe à l’autre. Ceux d’une région qui était son « horizon lumineux » et reste, nous dit-il dans sa belle introduction, « autant en moi qu’à l’extérieur ».

Le vaste périple qu’il accomplit dans le respect des usages, se fondant humblement, où qu’il se trouve, parmi la population, s’adaptant aux circonstances les plus variées, est d’autant plus passionnant que la plupart de ces pays, notamment ceux du Machrek, qui sont, depuis, broyés par la tournure sanglante prise par les révolutions arabes. 

Sa première station, c’est Batna dans les Aurès, quatre ans après la libération de l’Algérie où les blessures sont encore béantes. Le Maroc ensuite, ses geôles, le Polisario, ses dialectes, ses berbères, ses juifs et le mouvement radical Ila al-Amam (en avant), né au lendemain de la défaite arabe de juin 1967, conduit par Abraham Serfaty. Son premier poste de diplomate est en Irak du temps de Saddam Hussein, pendant la guerre irako-iranienne. Il séjourne aussi en Syrie, en Libye, au Bahreïn, au Liban et au Yémen qu’il appelle, à juste titre, « pays des origines » et où il allait revenir en tant qu’ambassadeur, peu d’années « avant qu’il ne se défasse et que de l’étranger on ne le détruise ». Cela, en passant par l’Égypte où, nous dit-il, il y est toujours.

Le livre n’est ni romantique, ni romancé, comme l’est Voyage en Orient de Gérard de Nerval. Bien qu’émaillé de pages descriptives, prégnantes, où défilent, inondés de lumière, les villes et les déserts, les dunes et les regs, le récit est factuel, sans fioritures. Tout en vivant dans l’ivresse de la chaleur des hommes et du soleil, l’auteur nous apprend beaucoup sur les coutumes, les dialectes, les personnalités rencontrées, la géographie, etc. C’est avec beaucoup de franchise qu’il relate son parcours professionnel, de même que ses moments de plaisirs et d’amour enchevêtrés, qu’il appelle ses « tendres brèches ». Une métaphore pudique concernant son homosexualité qu’il assume.

Cependant, Entre deux rives est surtout un livre politique. Les réflexions le sont, y compris la connotation qui se dégage de la beauté même des paysages : « Lorsqu’on est ici, on comprend les convoitises que, tout au long de l’histoire, ces deux rives si proches ont pu susciter. » Partout l’histoire est présente, implacable. Souvent, d’un trait, sa cruauté est esquissée : « (…) Son prof de mathématiques était arabe, comme on disait à l’époque où les Européens se réservaient le nom d’Algériens. » Cela, sans compter son effroi face à l’acharnement américain sur l’Irak. Il y a de l’empathie chez Gilles Gauthier, l’Occidental à l’âme orientale qui connaît si bien l’arabe. Ceux qui sont différents sont ses semblables. Ceci explique en grande partie, non seulement son coup de main au Polisario qui le mène illico en prison, mais le souffle ardent qui traverse son livre et dont l’apothéose, dans les dernières pages, est un cri d’indignation, voire de douleur, concernant l’état de l’islam. Et nous voilà sur les braises d’un sujet brûlant !

L’auteur aime les musulmans, mais fustige l’islam, ses blocages et le mésusage qu’on en fait. L’islam « tel qu’il se dit et se vit en ce début du vingt-et-unième siècle. Car c’est bien l’islam qui est en cause et non pas quelque monstrueuse excroissance (…) ». Et il dénonce dans la foulée le refus du cheikh d’Al-Azhar d’excommunier Daech.

Il dit tout haut ce que beaucoup, ici et ailleurs, pensent tout bas. Sa critique est légitime, comme toute critique – d’un dogme, d’une idéologie, d’un point de vue – qui se fait dans le respect de l’autre. C’est la vie d’abord, qui est censée être sacrée et donc, pour chacun, la liberté de s’exprimer dans les limites de ce respect.

C’est pour l’avancée de cet islam, ce « mot étouffé » comme le dit si bien Dominique Eddé, que le professeur égyptien, spécialiste de cette religion, Nasr Hamed Abou Zeid (1943-2010), avait proclamé nécessaire de s’affranchir de la tyrannie du texte coranique lui-même : « Nous devrions le faire avant que nous soyons submergés par un cataclysme. » Au lieu d’un débat, comme du temps d’Averroès et d’Ibn Tumart, précurseurs en ce qui concerne le rapport à la religion, le châtiment fut cruel. Il se fit au nom de Dieu, alors que Dieu, s’il existait, ne nous demanderait que d’aimer ce qu’il a créé. C’était bien avant le séisme arabe et l’émergence barbare de Daech et consorts, que le monde entier n’en finit pas d’éradiquer. La pensée au XIIe siècle se portait bien mieux dans cette région.

À travers le Sinaï, après une halte nocturne à Nouiba, en passant par Akaba, puis par Bosra qui fut la capitale des Nabatéens avant d’être intégrée en l’an 106 à l’Empire romain, il arrive au Liban.

Dans le chapitre concernant ce pays « intermédiaire », excepté quelques nuances et l’impression d’un hiatus au regard de ce qui précède, on retrouve l’esprit de l’auteur, sa dérision, son franc-parler, son sens critique à l’égard de l’Occident. C’est dommage néanmoins – même si on le comprend – que le propos soit plus timide à l’égard d’Israël, cet État de plus en plus hébreu, qui aura tout fait depuis 1948 pour provoquer et accélérer les radicalisations dans le monde arabo-musulman. Celles-là mêmes que le narrateur dénonce. On regrette aussi ses imprécisions concernant sa « grande amie » libanaise. Il y remédie cependant par ces propos qui la concernent, elle aussi : « Ce que les Libanais apportent au monde, il faudrait des dizaines de thèses de doctorat pour le décrire. Ce qu’ils apportent au monde arabe et à l’Égypte elle-même, qui le mesure vraiment ? »

Reste que dans ce beau livre, la méditation de l’auteur sur ce « vieux monde (qui) craque de partout » au point de l’amener à se demander si « l’on est tombé tout au fond ou s’il y a encore un abîme au-dessous de l’abîme », se termine, malgré son désarroi, sur une note d’espoir. 

Celui-ci est, certes, un viatique dont auraient particulièrement besoin les peuples livrés à la déréliction, sans oublier les quarts-mondes des pays développés. Cependant, il est à nourrir afin qu’espérer ne devienne, comme au Liban, l’équivalent de s’accrocher aux cordes du vent.
 
 
BIBLIOGRAPHIE  
Entre deux rives : 50 ans de passion pour le monde arabe de Gilles Gauthier, JC Lattès, 2018, 400 p.


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Au centre du récit, le monde arabe tel qu’il l’a vécu, à partir des années soixante, à l’époque où, en dépit de tout, l’espoir tenait encore le coup des régimes liberticides.Grand voyageur, tenté dès sa prime jeunesse d’aller « chercher ailleurs », loin de sa paisible Gironde, pressé comme s’il répondait à l’étonnant appel de Flaubert : « Si vous...
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