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Moyen Orient et Monde - Crise

« L’avenir des relations entre Washington et Téhéran risque de déstabiliser l’Irak à court terme »

Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au CNRS, répond aux questions de « L’Orient-Le Jour » sur la formation prochaine du gouvernement et les défis à venir.

Photo d’archives montrant Moqtada Sadr en compagnie du Premier ministre sortant Haïder al-Abadi, le 23 juin 2018. Alaa al-Marjani/File Photo/Reuters

Le 12 mai dernier, la liste « En marche pour les réformes » emmenée par le clerc chiite Moqtada Sadr, au discours nationaliste, est arrivée en tête des élections législatives. Moins de trente jours après, un tiers du temps prévu par la Constitution irakienne pour former un gouvernement après les élections, Moqtada Sadr crée une nouvelle fois la surprise en annonçant son alliance avec la deuxième liste du pays, celle de Hadi el-Ameri, ancien chef des forces de la Mobilisation populaire et allié précieux et intime de Téhéran en Irak, à qui s’est rallié le Premier ministre sortant, Haïder al-Abadi. Les trois pôles chiites ont trouvé un terrain d’entente pour former un gouvernement. Le nombre de leurs sièges combinés ne suffit pas toutefois à obtenir une majorité, et ils devront trouver 22 soutiens au sein du Parlement.
Ils devront aussi attendre la fin du recomptage des voix : la forte contestation des résultats dans certaines régions et les allégations de fraudes telles que la falsification de bulletins de vote ont poussé, le 6 juin dernier, le Parlement sortant irakien à voter pour un recomptage manuel des voix dans sept circonscriptions. Dimanche, une voiture piégée a explosé à proximité d’un bâtiment où sont conservés les bulletins de vote à Kirkouk, l’une des régions concernées par le recomptage.
Dans ce contexte, Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de l’Irak, répond aux questions de L’Orient-Le Jour sur la formation prochaine du gouvernement et les défis à venir.


(Pour mémoire : En Irak, le scrutin de l’après-État islamique)


Un gouvernement irakien peut-il voir le jour prochainement ?
Les Irakiens qui avaient placé leurs espoirs, sous forme de bulletins de vote, dans la capacité de l’alliance « En marche pour les réformes », entre les sadristes et le Parti communiste, à mettre un terme au système confessionnel et corrompu qui mine l’Irak en sont pour leurs frais. Comme on pouvait s’y attendre, les réflexes communautaires ont pris le dessus et la victoire des « antisystèmes », comme l’on a faussement qualifié Sairoun, a abouti à des tractations dont on voit le résultat : la recomposition de la Maison chiite autour de trois pôles : les sadristes, la Mobilisation populaire (Hachd chaabi) et le Premier ministre sortant Haïder al-Abadi, qui avait cru que la victoire militaire contre Daech lui appartenait.
Une telle issue illustre le fait que Moqtada Sadr n’a pas une réelle volonté de sortir du système confessionnel pervers dans lequel les Américains ont enfermé l’Irak depuis 2003. Celui qui a voulu apparaître comme le « parrain des réformes » à la faveur des mouvements massifs contre la ruine des services publics, le confessionnalisme et la corruption en 2015 et 2016 manifeste qu’il est surtout intéressé par la place de son mouvement dans le système en place.
Le rejet massif de ce système par l’écrasante majorité des Irakiens, toutes communautés confondues, n’a pas été entendu. Il s’est pourtant manifesté par un boycott historique du scrutin. Crédité officiellement de 44,52 %, le taux de participation a manifestement été plus bas encore. La fraude massive, sous les pressions américaines et iraniennes conjuguées, a abouti à surestimer le taux de votants : des rumeurs persistantes le situent en réalité à moins de 20 %.

Quels sont les défis majeurs auxquels le futur gouvernement aura à faire face ?
Le principal défi auquel le futur gouvernement aura à faire face est précisément la gestion d’un système impraticable et non réformable. La question de la représentation des autres listes représentant les Kurdes et les Arabes sunnites va se révéler un casse-tête sans fin. Sans parler de la majorité qui a boycotté les élections soit par choix, soit par incapacité à voter, du fait des déplacements forcés de centaines de milliers d’Irakiens. Autant dire que les causes de l’irruption de l’État islamique sont toujours là. Les habitants arabes sunnites qui ont fui leurs villes reconquises en grand nombre sont toujours dans des camps en bordure des déserts et ne sont pas près de rentrer chez eux. C’est en particulier le cas des Mossouliotes du centre historique de la métropole du Nord irakien, presque entièrement détruit. Les Saoudiens et les Émiratis tentent bien de reprendre pied parmi la communauté arabe sunnite d’Irak en proposant de financer la reconstruction de Mossoul. Mais la classe politique en place, vomie par les Irakiens, n’est pas prête à céder ses avantages. Il serait miraculeux que la corruption et la ruine des services publics trouvent une solution dans un tel contexte.

Les principaux partis chiites ont trouvé un terrain d’entente. Comment les autres groupes (kurdes, sunnites, chrétiens) réagissent-ils à ce fait ?
Le consensus des pays voisins et des grandes puissances pour restaurer l’État irakien tel qu’il est semble condamner les Irakiens à un cercle vicieux. Car dans un système à la libanaise, même si ce n’est pas officiel en Irak comme au Liban, il y a toujours des exclus. Les Kurdes ont massivement voté pour l’indépendance lors du référendum de septembre 2017 et considèrent Kirkouk comme leur Jérusalem, injustement reprise par l’armée irakienne. Certes, l’échec de Massoud Barzani a ravivé les tensions entre factions kurdes. Mais rarement les rapports des Kurdes avec Bagdad auront été aussi tendus. Le souvenir du blocus aérien consécutif au référendum imposé par Bagdad n’est pas près d’être oublié. Quant aux Arabes sunnites, leur représentation se limite plus que jamais à quelques personnalités viscéralement rejetées par leurs coreligionnaires. On ne fera pas deux fois le coup des Conseils de réveil (en référence aux milices sunnites supplétives de l’armée créées pour combattre les mouvements jihadistes en 2007). L’intégration des milices chiites aux forces armées irakiennes ne rassurera certainement pas ceux qui en ont été les victimes.

L’Irak reste-t-il prisonnier des luttes d’influences étrangères ?
Les alliances successives entre listes chiites ont été interprétées comme un échec pour l’Arabie saoudite et les pétromonarchies du Golfe face à un Iran tout-puissant en Irak. La politique étrangère et régionale du nouveau gouvernement irakien sera à l’image de la tutelle exercée sur le pays par des parrains aux intérêts divergents et aux moyens d’action très contrastés les uns par rapport aux autres. Les États-Unis et l’Iran vont continuer à dominer la politique irakienne, et c’est l’avenir des relations entre Washington et Téhéran qui risque de déstabiliser à court terme le système politique irakien si la tension dégénérait en affrontement direct. Dans un tel cas, on verrait alors peut-être la Maison chiite se fissurer suivant des fractures nouvelles manifestant la permanence d’un sentiment anti-iranien parmi les chiites d’Irak.


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