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Moyen Orient et Monde - Société

Joie, incrédulité, prudence : les Saoudiennes prennent le volant

Signe d’un changement historique, la police routière offre des roses aux premières conductrices du royaume.

Une Saoudienne conduisant sa voiture, hier, à Dhahran. Hamad I Mohammad/Reuters

Cela ne se voit pas tout de suite, mais derrière son niqab noir, Mashaael sourit. On ne le devine qu’au pétillement de ses yeux et à l’inflexion de sa voix. Elle s’est levée tôt ce vendredi, jour férié en Arabie, pour se familiariser avec les routes de Djeddah, flanquée de son mari sur le siège passager et de son fils sur la banquette arrière. Certes, ses freinages sont encore un peu brutaux, mais qu’à cela ne tienne, son permis est en poche après les 30 heures de cours de conduite obligatoires exigées par la nouvelle loi concernant la conduite des femmes.

Dans la nuit de samedi à dimanche, l’Arabie a définitivement tourné une page de son austère histoire moderne, une histoire au sein de laquelle la femme a eu bien du mal à exister aux côtés d’un homme tout-puissant, qui a eu le privilège de détenir entre ses mains l’ensemble des clés susceptibles de façonner le destin des Saoudiennes. Ce qui ne veut pas dire qu’elles se sont résignées à rester dans l’ombre, à la place que les ultrareligieux – secondés par les hommes – ont bien voulu leur désigner. Certaines se sont rebellées, ont réclamé plus de droits. Des droits qui à l’échelle occidentale équivaudraient à être autorisées à respirer tout simplement.


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« Nous sommes tous tes frères sur la route »
Il faut dire que le terrain a été bien préparé, balisé, pour celles qui peuvent désormais se rendre seules pour faire les courses, aller chez le médecin ou encore chez le coiffeur. Une loi criminalisant le harcèlement sexuel a été votée début juin, même si officiellement, et selon les dires du porte-parole du ministère de l’Intérieur Mansour al-Turki, ce vote n’a rien à voir avec l’autorisation faite aux femmes de prendre le volant. Certes, les clauses de ce texte criminalisent autant les hommes que les femmes, mais il est reconnu que les femmes sont les premières victimes du harcèlement dans le royaume.

Difficile donc de les imaginer seules au volant de leur voiture avant d’avoir mis un frein à ce fléau dans un pays où les réseaux sociaux sont pris d’assaut dans l’espoir de rencontrer l’âme sœur ou, au moins, un flirt. À titre d’exemple, désormais, même un cœur envoyé à la hâte sur la messagerie WhatsApp peut être passible de peine de prison pour son auteur qui peut être accusé de harcèlement sexuel. Les peines sont sévères : de 2 ans à 5 ans de prison, assortis d’une amende qui peut aller de 100 000 riyals saoudiens (25 000 dollars environ) à 300 000 riyals (75 000 dollars environ).
Dans un pays où les téléphones portables et les réseaux sociaux sont utilisés comme une épée de Damoclès pesant sur les femmes pour salir leur « honneur » et leur « réputation », ainsi que ceux de leur famille, les autorités ont pris les devants en criminalisant également les prises de photo de femmes au volant. La sanction n’est pas légère : jusqu’à 500 000 riyals et 5 ans de prison.

Samedi soir, c’est toutefois avec le sourire et beaucoup de fierté à peine dissimulée que certaines Saoudiennes ont accepté d’être photographiées par les médias locaux et internationaux. Il faut dire que les encarts publicitaires des principales grandes compagnies saoudiennes ont axé depuis quelques mois leurs campagnes sur cette révolution sociétale qui s’apprêtait à se produire dans le pays. Les autorités se sont également prêtées au jeu, optant pour des campagnes d’encouragement. Ainsi le slogan « Remets-toi à Dieu et lance-toi » est celui choisi pour les différents ateliers de conduite lancés à travers le pays en coopération avec les grandes entreprises locales telles que Aramco. Les panneaux publicitaires al-Arabiya, porte-voix du pouvoir, affichent pour leur part un message sans équivoque : « Nous sommes tous tes frères sur la route », avec en toile de fond le drapeau saoudien qui flotte au vent. Ou encore : « Avec toi où que tu ailles. » La loi sur la sécurité routière vient également d’être renforcée. Désormais, tout conducteur qui se servirait de son téléphone portable au volant risque de passer 24 heures au poste de police. Le tout étant de tenter de sécuriser ces routes où la plupart des chauffeurs roulent à tombeau ouvert sans aucun souci de sécurité. Les chiffres sont probants : 544 179 accidents de la circulation ayant causé 7 153 morts et plus de 39 000 blessés, soit un mort pour 2 555 habitants, en 2011.


(Lire aussi : Des défenseurs saoudiens des droits des femmes derrière les barreaux)


Nouf préfère son chauffeur
Fatima al-Somali affirmait samedi soir sur Twitter qu’elle ne pourra « probablement pas dormir ce soir, c’est comme si c’était mon premier jour d’école ». Le hashtag SaudiWomenDriving (les Saoudiennes conduisent) et son équivalent en arabe prenaient en effet Twitter d’assaut, dès samedi soir. Dimanche matin, on comptait sur ces hashtags respectifs plus de 1 000 tweets par heure en moyenne. « Une date dont nous nous souviendrons, 10/10/1439 (la date officielle en Arabie selon le calendrier de l’Hégire) », écrit Rima. Le mot « historique » revient en boucle, tant en anglais qu’en arabe. Les Saoudiens sont incrédules, même les plus riches, les plus puissants et les plus occidentalisés d’entre eux. Une vidéo émouvante du milliardaire saoudien al-Walid ben Talal circule en effet depuis samedi minuit sur les réseaux sociaux. On le voit en voiture aux côtés de sa fille Rim qui prend le volant pour la première fois dans les rues de Riyad. Sur le banc arrière, ses petites-filles. Incrédule, il répète à l’envi « bismillah » (au nom d’Allah), l’air d’à peine y croire. « Prête Rim ? Montre-moi ton permis. Il faut que tout soit officiel. Voilà le permis. Bismillah. Cette date 10/10 est très importante. » Il se tourne vers ses petites-filles et leur demande si elles sont prêtes. Clairement ému, il en oublie de mettre sa ceinture de sécurité alors que Rim démarre l’engin. Elle le lui rappelle gentiment : « Papa, la ceinture. »

Al-Walid ben Talal faisait partie de ceux qui ont longtemps réclamé le droit de conduire pour les Saoudiennes. En novembre 2016, il avait dans un tweet désormais célèbre affirmé qu’il était temps d’arrêter de débattre et de permettre aux femmes de prendre le volant. Mais certaines, à l’instar de Nouf, préfèrent s’abstenir de conduire. Elle a déjà la quarantaine et ne se sent pas le courage suffisant de se lancer. Pourquoi se passer du confort d’être conduite par un chauffeur qui de plus porte les emplettes et se charge de garer la voiture ?


(Lire aussi : Purges, réformes, ruptures : l'Arabie saoudite sous le règne du roi Salmane)


Obstacles pernicieux
Certaines Saoudiennes, pour la plupart des jeunes, ont donc pris le volant, et la police routière s’est chargée de leur distribuer des roses. Du jamais-vu en somme, pour celles dont les moindres faits et gestes étaient, récemment encore, constamment scrutés et réprimés par la police religieuse, les tristement célèbres Moutawa’ du Comité de la promotion de la vertu et de la répression du vice, avant que celui-ci ne voit ses prérogatives revues à la baisse en mars 2017. Une unité féminine a d’ailleurs intégré la police routière il y a peu pour veiller au grain. Une normalisation au forceps dans un pays où longtemps tout a été fait pour que les femmes soient au ban de la société. Hier matin, le ministère saoudien de l’Intérieur affirmait qu’aucun fait « inhabituel » n’avait eu lieu sur les routes du royaume. Sur les autoroutes, les panneaux digitaux affichaient : « Sœur conductrice, nous te souhaitons d’être toujours en sécurité. »

Seulement, il faut garder à l’esprit que ces développements ont lieu dans un pays théocratique, monarchique, totalitaire. L’Arabie n’est pas encore un pays où la liberté est la règle et la répression, l’exception. Après le 4 novembre dernier, date à laquelle une vaste purge anticorruption a été lancée contre des hommes d’affaires et princes de premier plan, le pays a connu, le 25 mai dernier, une purge de tout autre nature : l’arrestation d’activistes des droits de la femme dont la plupart réclament depuis les années 1990 le droit de conduire. Les personnes appréhendées sont pour la plupart des femmes, et Amnesty International compte à l’heure qu’il est 7 personnes encore retenues par les autorités, parmi lesquelles Lujain Hathloul, qui a longtemps milité pour le droit de conduire. Le flou entoure actuellement le sort de ces personnes.

De même, faut-il le rappeler, le système de tuteur légal pour la femme n’a toujours pas été aboli en Arabie. Celle-ci ne peut toujours pas travailler, voyager ni se marier sans l’aval de son gardien masculin. En avril dernier, dans une volonté d’assouplir ponctuellement les conditions de recrutement au sein de l’administration publique, le roi Salmane ben Abdelaziz a émis un ordre royal dans lequel il sommait ces instances de ne pas exiger une signature du tuteur légal dans le cas où la candidate postulante n’en aurait pas. Mais cette décision ne concerne que le secteur public, et aucune loi n’a réellement été édictée pour mettre définitivement fin à ce système, qui fait de la femme une citoyenne de seconde zone dans son propre pays. En attendant ce deuxième grand changement, Mashaael et ses semblables vont continuer de prendre la route en toute discrétion, regardant droit devant elles, en espérant se faire remarquer le moins possible.



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