Pour sa seconde journée de témoignage devant le Tribunal spécial pour le Liban, le député Jamil Sayed s’est employé à rejeter la thèse des témoins à charge sur la détérioration progressive des rapports entre l’ancien Premier ministre assassiné, Rafic Hariri, et le régime syrien dès l’élection d’Émile Lahoud à la présidence de la République en novembre 1998.
La décision de Damas en octobre 2003 de remplacer Ghazi Kanaan par Rustom Ghazalé au poste de directeur des services de renseignements syriens au Liban, où le premier avait officié depuis 1983, n’était pas liée au Liban, mais à « des considérations internes à la Syrie ». « Dire que Rustom Ghazalé gouvernait le Liban est exagéré : il était de ceux qui cachaient leur faible caractère en haussant la voix (…). Il était moins compétent que Ghazi Kanaan dans la gestion du Liban – je veux dire des affaires libano-syriennes (il a tenu à vérifier la rectification dans le procès-verbal) » et Ghazi Kanaan avait en tout cas « cru pouvoir piloter Ghazalé depuis la Syrie à cause de la faiblesse de caractère du second. » La question n’était donc pas pour Damas de durcir sa politique au Liban, mais de gérer le cas Kanaan qui « commençait peut-être par se sentir supérieur à son commandement syrien », a-t-il dit, en rejetant la thèse de l’émergence de deux ailes syriennes divergentes, l’une sunnite et l’autre alaouite, au sein du pouvoir.
Il n’empêche que les rapports étaient tendus entre Ghazi Kanaan, d’une part, et Émile Lahoud et lui-même, de l’autre. Selon le témoin, le représentant de Damas au Liban aurait même tenté à une occasion de « retourner Émile Lahoud contre moi ». L’un des facteurs de discorde Sayed-Kanaan était le refus du premier de répondre à certaines de ses demandes, comme l’atténuation de la sanction d’un officier de la Sûreté générale qui avait reçu des pots-de-vin. C’est ce qui aurait poussé Jamil Sayed à présenter sa démission au ministre de l’Intérieur de l’époque, Élias Murr, avant de la retirer.
Entre-temps, Jamil Sayed a été « convoqué » (selon ses propres termes) par le président syrien, Bachar el-Assad, qui lui aurait demandé de rentrer à Beyrouth, et « nous verrons quoi faire ». Ghazi Kanaan a été démis de ses fonctions peu après. Selon Jamil Sayed, si les Syriens ont pris cette décision, ce n’est pas à cause de cet incident mais d’« un cumul de problèmes » internes liés à Damas.
Au fil de son récit, Jamil Sayed a défendu l’idée de son entière autonomie ainsi que celle d’Émile Lahoud à l’égard du régime syrien. La remarque du juge David Re, président de la chambre de première instance, sur le fait qu’il est « indéniable que les Syriens dominaient le partenariat avec le Liban », le témoin a répondu : « Pas avec Jamil Sayed. » Selon lui, le seul qui subissait une « relation de domination » était Rafic Hariri, « parce qu’il était celui qui demandait le plus de services aux Syriens » – une remarque qu’il avait déjà faite la veille.
(Lire aussi : Émile Lahoud, bouc émissaire tardif de Jamil Sayed)
Aucun indice de « détérioration » des rapports Hariri-Assad
C’est ainsi que, selon lui, Rafic Hariri est resté en parfaite cohésion avec le régime syrien durant les étapes suivantes retenues par les témoins à charge comme autant de preuves d’une « détérioration » des rapports entre Bachar el-Assad et Rafic Hariri.
Les remaniements ministériels du cabinet Hariri en avril 2003 (qui avait été formé en novembre 2000, au lendemain de sa large victoire aux législatives) n’étaient pas un moyen de circonscrire son autorité mais répondaient à « la menace » incarnée par l’invasion américaine de l’Irak et étaient jugés nécessaires par « Bachar el-Assad, Émile Lahoud et Rafic Hariri ». D’ailleurs, la déclaration ministérielle le prouve, précise le témoin, qui s’est appuyé au fil de son témoignage sur les déclarations des cabinets Hariri pour prouver que celui-ci était sur la même longueur d’onde que les Syriens. Il s’est fondé aussi sur la teneur de ses entretiens avec Wissam Hassan, « officier de liaison » entre lui et Rafic Hariri entre 2000 et 2005 : le silence de Wissam Hassan sur un incident ou un autre valait pour M. Sayed approbation du Premier ministre.
L’attaque nocturne en juin 2003 (deux roquettes lancées depuis une voiture) contre les studios de la Future TV, décrite par des témoins de l’accusation comme « un message politique » à Rafic Hariri, a été présentée hier par Jamil Sayed comme un incident isolé. « Il n’y avait pas d’atmosphère de tensions qui justifierait ce genre de messages. L’incident est criminel, mais sans caractère politique », a-t-il dit.
Il a également démenti que Bachar el-Assad ait demandé à Rafic Hariri de céder ses parts dans le quotidien d’opposition an-Nahar, et démenti qu’il l’ait fait. C’est l’ancien Premier ministre lui-même qui aurait en revanche ambitionné d’augmenter le nombre de ses actions au sein du journal de sorte à devenir actionnaire majoritaire. C’est ce dont le journaliste Gebran Tuéni aurait informé Jamil Sayed « en 2001 ou 2002 », au cours de l’une de ses réunions « chroniques » chez le directeur de la SG. Ce dernier a sollicité alors « un homme d’affaires grec-orthodoxe », dont il s’est abstenu hier de communiquer oralement le nom. Convaincu par Jamil Sayed qu’il faut « empêcher un sunnite de circonscrire un grec-orthodoxe », cet homme d’affaires rencontre Gebran Tuéni et lui offre un chèque d’un million de dollars, alors qu’il n’avait besoin que de 700 000 pour se renflouer et éviter de céder ses parts à Rafic Hariri. Pourquoi avoir choisi d’aider un opposant plutôt qu’un allié présumé ? « Les Syriens avaient tout intérêt à préserver la relation avec Gebran Tuéni », de la même manière qu’ils le faisaient « avec les médias de l’opposition à l’époque, comme la LBCI et la radio des Kataëb » : il fallait les garder tout près pour qu’ils n’aillent pas trop loin dans leur opposition.
Le juge Re ne s’est pas empêché de commenter ces propos : « Merci de nous dire comment fonctionnent les médias au Liban, voyons s’ils vous répondront demain (aujourd’hui). » La journaliste Michelle Tuéni l’a fait hier en jugeant pour le moins saugrenue la version de Jamil Sayed.
En évoquant la prorogation du mandat d’Émile Lahoud en 2004 – présentée par les témoins à charge comme étant le point culminant des tensions Hariri-Assad –, Jamil Sayed a reconnu l’existence de tensions, qu’il a cependant minimisées. Rafic Hariri avait préféré l’élection d’une nouvelle figure, mais les candidats souhaités, comme Jean Obeid ou Michel Eddé, certes « plus souples qu’Émile Lahoud », demeuraient « les alliés du régime syrien ». Rien ne justifiait donc la guerre médiatique entre ceux qui soutenaient la prorogation du mandat d’Émile Lahoud et ceux qui s’y opposaient. Seulement, cette campagne qui s’est intensifiée en juin 2004 « gênait le régime syrien face à la perspective du vote (qui a fini par se faire le 3 septembre 2004) de la résolution 1559 par le Conseil de sécurité de l’ONU ». Cette résolution, qui prévoit le retrait des troupes syriennes et le désarmement des « milices », en l’occurrence le Hezbollah, menaçait de « changer la nature du système libanais ». Or, Rafic Hariri « était opposé à la 1559 et j’en ai les preuves ». Il n’avait en tout cas « ni le niveau ni la capacité de faire un lobbying en faveur de cette résolution auprès des Américains ». Il a fallu toutefois que Jamil Sayed se réunisse avec Wissam Hassan pour lui faire comprendre que « l’objection de Rafic Hariri à la reconduction d’Émile Lahoud ressemble à une manœuvre contre Damas qui finira par lui obtenir sa prorogation ». Quelques jours plus tard, le 22 août 2004, cette prorogation était actée. Rien ne justifie donc, selon le témoin, que Bachar el-Assad ait menacé Rafic Hariri lors de la réunion du 26 août 2004. D’ailleurs, « nous savions tous que la 1559 était inapplicable au Liban. C’est l’assassinat de Rafic Hariri qui l’a rendue applicable ». Les auteurs de l’attentat sont ainsi à chercher « entre Israël et les États-Unis ».
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""Ce dernier a sollicité alors « un homme d’affaires grec-orthodoxe », dont il s’est abstenu hier de communiquer oralement le nom. Convaincu par Jamil Sayed qu’il faut « empêcher un sunnite de circonscrire un grec-orthodoxe »,..."" J'ai lu et relu ce passage et je n'ai rien compris ! Pourquoi empêcher un Libanais de ""circonscrire"" un autre ?
00 h 37, le 08 juin 2018