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Moyen Orient et Monde - Irak / Élections

La neutralité très politique de l’ayatollah Sistani

Depuis l’arrêt des prêches politiques en février 2016, le grand ayatollah irakien a repris son rôle d’arbitre. Il effectue une percée supplémentaire dans les affaires publiques du pays en multipliant les consignes de vote pour les prochaines élections.

À Najaf, des Irakiens boivent le thé sous un poster de l’ayatollah Ali Sistani. Abu Shish RCS/JV/Reuters

À défaut de supporter nommément un parti, les derniers prêches des représentants de l’ayatollah Ali Sistani incitent à ne pas reconduire l’establishment irakien lors des élections législatives du 12 mai. Dans son sermon d’hier lors de la grande prière du vendredi à Kerbala, le premier bras droit du grand ayatollah, Abdel Mehdi al-Kerbalaï, a enjoint les fidèles à ne pas voter pour des « candidats et des têtes de listes qui ont occupé des postes de responsabilité dans les législatures précédentes » et se sont révélés « incapables et corrompus ». Il a également mis en garde les Irakiens à ne pas « tomber dans les filets de ceux qui veulent vous duper, parmi ceux que vous avez déjà connus (au pouvoir) et les autres ». Le ton est osé, car pour le prochain scrutin, les visages sont globalement familiers, même si la carte des alliances a été remaniée par rapport aux précédentes élections de 2014. Les quelques nouveaux venus sont pour la plupart des candidats sans réelle portée nationale, ayant émergé notamment à la faveur du vide politique laissé dans les zones sunnites ravagées par l’État islamique (EI). 

Ce n’est pas le premier prêche politique émanant de l’establishment religieux de Najaf, le cœur spirituel de l’islam chiite, durant cette campagne électorale. Le 13 avril dernier, une autre « bouche » du grand ayatollah, Rachid al-Husseini, avait détaillé la position de Najaf. « Les gens corrompus pour lesquels nous avons voté ont volé la nation. Nous ne devrions pas voter pour eux une nouvelle fois, même s’ils sont membres de notre clan ou de notre secte », avait déclaré le clerc à al-Furat TV. « Je placerais ma confiance dans un chrétien loyal plutôt qu’un chiite corrompu. Une personne qui ne prie pas et ne jeûne pas, mais à qui nous pouvons faire confiance quant à l’argent du peuple et de la nation mérite mon vote », ajoutait-il. Plusieurs clercs de haut rang appartenant à la garde rapprochée de l’ayatollah Sistani ont abondé dans le même sens : personne ne devrait voter pour un candidat qui a occupé une position législative ou exécutive dans les gouvernements irakiens post-2003.





« Au-dessus et non aux côtés de... »
La rareté des messages du dignitaire religieux investit ses recommandations d’une force quasi contraignante comparable à celle d’une obligation religieuse. En juillet 2014, alors que la guerre éclair de l’EI pousse l’Irak au bord de l’effondrement, l’éminence de Najaf écrit une lettre aux dirigeants de Dawa’a, le parti du Premier ministre Nouri al-Maliki. Il lui attribue la responsabilité de la débâcle : 

« Je vois la nécessité de précipiter le choix d’un nouveau Premier ministre avec une large approbation nationale. » La missive scelle en partie le sort de M. Maliki, qui est remplacé au mois de septembre suivant par le Premier ministre actuel, Haïdar al-Abadi. Dans les jours qui suivent, Ali Sistani émet une fatwa appelant tous les Irakiens physiquement aptes à prendre les armes contre le groupe terroriste. Le propos ne contient pas de référent chiite. Il vise délibérément une audience domestique et multiconfessionnelle. L’objectif est d’éviter que le combat contre l’État islamique ne se transforme en une autre guerre par procuration entre les puissances régionales en Irak. Un an plus tard, les rangs des milices supplétives des Forces de sécurité irakiennes comptaient déjà plus de 100 000 hommes. 

L’influence de l’ayatollah Sistani est réelle, mais elle doit pour autant être nuancée. En 2014, il avait appelé les Irakiens à voter en masse contre les « visages de mauvais augure pour le pays », sans pour autant être écouté. Les milices chiites, surtout celles qui sont directement liées à l’Iran, concurrencent son autorité religieuse et profitent d’une dynamique favorable post-EI. 

L’ayatollah met un point d’orgue à conserver sa neutralité politique, surplombant les rivalités partisanes « au jour le jour », et n’intervenant que lorsque c’est l’avenir crucial du pays qui l’interpelle. L’activité que Najaf représente est en cela différente du modèle iranien qui confère l’autorité politique absolue à un clerc juriste. Ali Sistani se pose en gardien, souvent en garant de l’unité nationale, mais il soigne l’impression qu’il est toujours « au-dessus » et non pas « aux côtés de ». « Sistani n’est pas à proprement parler un homme politique, et refuse d’être considéré comme tel », souligne à L’Orient-Le Jour Myriam Benraad, professeure associée à l’Université de Leiden (Pays-Bas). 

S’il demeure en retrait des affaires courantes, c’est toutefois une distance très politique. L’ayatollah a exprimé à plusieurs reprises sa préférence pour un État civil, avec une ligne de démarcation claire entre les institutions religieuses et celles de l’État. Ses interventions en faveur d’un vote aconfessionnel se situent dans la continuité de son rôle de parrain de la transition démocratique. Après la chute de Saddam Hussein en 2003, alors que des représentants de la coalition internationale voulaient nommer une instance chargée de la rédaction d’une nouvelle Constitution, l’ayatollah avait exigé que l’Assemblée constituante soit issue d’élections nationales. « C’est bien sûr la figure-clé de la communauté chiite, mais Sistani est important pour les Irakiens dans leur ensemble », souligne Mme Benraad.


(Lire aussi : "Toujours les mêmes têtes" aux élections, s'indignent des Irakiens)



Appels sincères de la marja’iya avisée
L’arrêt des prêches politiques annoncé par Ahmad al-Safi en février 2016 ressemble ainsi davantage à un « polissage » de sa position de guide spirituel qu’à un retour au quiétisme traditionnel de son prédécesseur, opposé à toute forme d’intervention dans les affaires nationales. L’ayatollah Sistani avait largement relayé les revendications des protestataires de l’été 2015, descendus dans la rue suite à des coupures répétées du courant électrique. M. Sistani avait mis le déficit de services publics sur le compte de la corruption endémique. Le Premier ministre avait alors immédiatement réagi « aux appels sincères de la marja’iya avisée » en proposant un ensemble de réformes. Pendant les mois qui suivent, Najaf s’était impatientée de voir ses sommations se matérialiser. Peine perdue, le gouvernement Abadi n’était pas parvenu à mettre en place les réformes annoncées. 

Signe de l’emprise que détient encore Ali Sistani, la récupération de ses propos était hier disputée entre Haïdar al-Abadi et Moqtada el-Sadr. M. Abadi a dit « soutenir totalement » les propos du cheikh Kerbalaï, ce qui lui a valu de nombreuses critiques sur la toile. Alliés aux communistes, les sadristes se sont pour leur part réunis hier à Bagdad, avec un slogan commun : « N’essayez pas ceux qu’on a déjà essayés. » « Les postures d’appel à la nation irakienne sont la norme. Même les partis sectaires jouent la carte nationaliste », note Mme Benraad. En revanche, les multiples sorties de ses porte-parole signalent une intensification de l’engagement particulier de l’ayatollah Sistani dans les affaires publiques : neutre sur le plan partisan, à l’avant-garde sur le plan politique.




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