Au moment où la ministre d’État pour le développement administratif, Inaya Ezzedine, annonçait à partir du Sérail le lancement de la stratégie nationale pour la lutte contre la corruption, le collectif Sakker el-Dekkéné (« Fermez la boutique »), en collaboration avec l’Agenda légal, rendait publique une décision de justice majeure qui vient consacrer deux points essentiels en matière de corruption : le droit à l’accès à l’information et le droit de diffuser toute information révélant des malversations et détournements de fonds publics.
L’arrêt, rendu le 18 avril par la juge des référés de Beyrouth, Hala Naja, a donné raison à Sakker el-Dekkéné dans une affaire qui l’opposait au Conseil du Sud, un organisme d’État.
« L’affaire remonte à environ six mois. À l’époque, l’association de lutte contre la corruption avait réussi à mettre la main sur un rapport de l’Inspection centrale, rédigé neuf ans auparavant. Ce rapport dénonce une série de dysfonctionnements graves et de malversations dans l’attribution d’un marché public dans la Békaa-Ouest », rappelait hier Le Commerce du Levant. Le rapport se concentre sur la construction entre 2003 et 2009 d’une station de pompage à Aïn el-Zarqa par la société WARD (Water Resources & Development Co.), un projet parrainé par le Conseil du Sud et dont le montant des contrats s’élève à 52 millions de dollars, ajoute la revue. Sakker el-Dekkéné, qui a publié ce rapport sur son site, estime que, sur cette opération, le coût de la corruption a dépassé plusieurs millions de dollars.
Dès sa publication, le Conseil du Sud a demandé l’interdiction de la publication, arguant que sa divulgation publique est « diffamatoire » et renforce la discorde confessionnelle.
Saisie en référé, la justice a suspendu la mise en ligne du texte, une décision à laquelle s’est opposée Sakker el-Dekkéné. « Ce rapport détaille les mécanismes de corruption mis en œuvre sur ce chantier, allant de procédures de surfacturation “banales” à l’appropriation des sommes dues pour l’expropriation des terrains concernés… » assure Carole Charabati, membre fondateur de l’association Sakker el-Dekkéné, dans un commentaire livré au Commerce du Levant. « C’est une photographie d’une précision inouïe de l’ensemble des malversations qui gangrènent les marchés publics. Nous attendons maintenant que la Cour des comptes, qui avait été saisie du dossier, mais n’avait jamais donné suite, fasse son travail », ajoute Mme Charabati.
Dans sa décision n° 265 du 18 avril, la juge Naja estime que la diffamation et l’atteinte à la dignité n’étaient pas prouvées, autorisant l’association à poster de nouveau le rapport sur son site de manière à le rendre accessible au public, « un droit reconnu par la juge aux lanceurs d’alerte de dénoncer toute affaire ayant trait à la corruption », précise Mme Charabati.
Pour l’Agenda légal, qui a accompagné Sakker el-Dekkéné tout au long de la procédure, cette décision de justice vient « consacrer la liberté d’expression et surtout la liberté de révéler des faits présumés être liés à des affaires de corruption ». Le directeur de l’Agenda légal, Me Nizar Saghiyeh, dénonce le paradoxe selon lequel les avocats généraux, censés défendre les intérêts de l’État dans cette affaire, se sont convertis en défenseurs des « intérêts privés et de la réputation des responsables politiques qui les incarnaient ». « Cet arrêt est un rappel aux représentants de l’État, leur signifiant que leur défense ne correspond pas à l’intérêt de l’État encore moins à ses engagements internationaux », dit-il, en allusion à la convention de la lutte contre la corruption dont le Liban est signataire.
Pour ce juriste, il est clair que la lutte contre la corruption ne saurait être effective si elle n’est pas accompagnée d’une dynamique sociale permettant aux lanceurs d’alerte de dénoncer et à la justice d’enquêter et de sanctionner.
Un haut fonctionnaire qui a requis l’anonymat a applaudi pour sa part cette décision « courageuse », estimant qu’il s’agit d’une « véritable victoire ». « Le citoyen a le droit de savoir comment sont dépensés les deniers publics et si les dépenses sont justifiées », dit-il, avant de s’interroger sur le « mutisme » observé par les organismes de contrôle qui avaient entre les mains le rapport depuis 2009, un silence également dénoncé par Sakker el-Dekkéné. « C’est un signe patent de l’absence d’indépendance dont jouissent les organes de contrôle qui restent assujettis au pouvoir politique », relève ce responsable.
Pour mémoire
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commentaires (5)
Y aurait-il assez de place à Roumieh pour tous les corrompus confirmés ?
Remy Martin
21 h 15, le 25 avril 2018