Ce sont les faits qui paraissent anodins ou marginaux qui peuvent souvent refléter des réalités sociopolitiques bien établies. En l’espace de moins de vingt-quatre heures, la scène locale a ainsi été marquée par deux développements qui en disent long sur les méthodes et les desseins du Hezbollah : l’agression contre le journaliste Ali el-Amine, candidat aux élections législatives du 6 mai sur une liste opposée au parti de Dieu dans la circonscription du Liban-Sud III ; et le piège pernicieux tendu par le président (pro-Hezbollah) du conseil municipal d’un petit village chiite du jurd du Kesrouan au président de la Fédération des municipalités du Kesrouan-Ftouh Juan Hobeiche afin de l’entraîner par la ruse à transmettre la clé du caza au chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah… Un geste de pure provocation, voire un véritable affront, pour qui connaît la psychologie et la sensibilité des habitants du Kesrouan.
Au-delà de toute considération d’ordre politicien, ces deux faits illustrent clairement, sans détour, l’enjeu véritable du prochain scrutin législatif. Un enjeu stratégique et macropolitique qui dépasse largement l’aspect partisan et réducteur de cette échéance. Un enjeu qui porte sur la nécessaire prééminence d’un État central souverain face au mini-État de fait accompli qui cherche à s’imposer et, surtout, à étendre sans relâche sa sphère d’influence, au risque de mettre en péril les fragiles équilibres locaux.
On l’aura compris, c’est de la place du Hezbollah sur la scène locale qu’il s’agit. L’agression contre Ali el-Amine n’est pas la première du genre contre des candidats chiites qui s’opposent au parti pro-iranien en période électorale. Tout récemment, un dignitaire chiite a fait l’objet de pressions, doublées d’une manœuvre d’intimidation, afin de l’empêcher de présenter sa candidature et de parrainer une liste opposante au Hezb à Baalbeck-Hermel. Lors du scrutin de 2009, d’autres candidats chiites frondeurs, Riad el-Assaad et Ahmad el-Assaad, notamment, avaient également été la cible d’agressions lors de leur campagne électorale.
Pour le Hezbollah, l’enjeu dans ce genre de situation dépasse largement le simple cadre de la compétition électorale. Pour lui, il s’agit en effet de préserver la prépondérance et la place de son mini-État de fait accompli, non pas pour sauvegarder des intérêts partisans étroits, mais plutôt pour éviter tout risque d’ébranler son ancrage politique transnational au projet hégémonique régional porté par les gardiens de la révolution islamique iranienne. Dans ce contexte, le cas du Liban en tant que tel importe très peu pour le Hezbollah. Ce qui revêt pour lui une importance capitale, c’est l’apport du pays du Cèdre à la stratégie d’expansion du régime des mollahs iraniens. D’où cette détermination sous-jacente à constamment torpiller l’émergence d’un État central véritablement souverain, détenteur de la décision de guerre et de paix, bénéficiant du monopole de la violence légitime. Cela nécessite que le mini-État ne soit pas remis en question, ou même fortement et efficacement contesté. Cela implique aussi que le Hezbollah puisse se prévaloir d’une large représentation communautaire incontestée (avec possibilité de blocage) au Parlement, d’une part, et d’une couverture chrétienne, d’autre part, pour légitimer au niveau local le rôle qui lui est assigné dans le cadre du projet régional.
Une telle stratégie explique cette volonté d’extension de la sphère d’influence du parti de Dieu. L’épisode de la clé du Kesrouan transmise, sous le coup d’une ruse, à Hassan Nasrallah par le président de la Fédération des municipalités du caza en personne est, certes, symbolique et anodin, mais il dévoile les véritables desseins du Hezbollah, d’autant qu’il intervient quelques jours après la gesticulation partisane du parti pro-iranien au cœur du port antique de Byblos. Là, ce n’était pas d’une clé qu’il s’agissait, mais, de manière hautement plus symbolique, d’embarcations brandissant les drapeaux du Hezbollah faisant leur entrée triomphalement dans le vieux port phénicien, dans un geste qui constitue une provocation similaire à celle du Kesrouan.
Contrairement à ce qu’affirment certains en allant un peu vite en besogne, ce ne sont certainement pas ceux qui ont ouvert la voie au « compromis présidentiel » de 2016 qui assument la responsabilité des développements du week-end écoulé. En bon joueur d’échecs, le Hezbollah est en effet un parti qui planifie à très long terme et son action est toujours longuement mûrie et réfléchie. Sa politique d’extension ne date pas d’hier, mais a débuté de manière bien programmée dans les années 80 du siècle dernier. Il reste que pour contenir et juguler cette déferlante pro-iranienne, c’est dans les urnes que la réaction doit se manifester, en favorisant les parties qui prônent la prééminence de l’État et la préservation du pluralisme, de manière à couper les ailes au parti et à ses alliés locaux qui œuvrent sans discontinuité à faire prévaloir la logique réductrice du mini-État.
Le joueur d’échecs
OLJ / Par Michel TOUMA, le 24 avril 2018 à 01h39
Pendant dix ans, de jeunes guerriers iraniens partirent au front combattre leurs frères musulmans irakiens, avec pour tout support, la clé du paradis. Une clé en plastique. C’est vrai. C’est malheureux. C’est misérable. Qui sommes nous pour déclarer que nous possédons les clés du paradis ? Celles ci se trouvent aux pieds de nos mamans.
01 h 01, le 25 avril 2018