Bien sûr, il y a la grandiloquence et le lyrisme un peu démesuré de Nouhad Machnouk, le ministre de l’Intérieur, grand amateur d’arts en tout genre, et qui se présente aux prochaines législatives à Beyrouth II, fief des Itani. Bien sûr, il y a la démagogie et le je-m’en-foutisme très cavalier de Salim Jreissati, le ministre de la Justice, grand habitué des méthodes des gauleiters de Damas en matière de police et de justice durant les années de plomb de l’occupation syrienne. Bien sûr, il y a ces rumeurs, infos ou intox, comme autant de zones d’ombre autour de Ziad Itani lui-même, ses aveux, puis sa rétractation, ses sympathies politiques, etc. Bien sûr…
Mais tout cela est bien secondaire. Parce qu’il y a cette spirale folle dans laquelle le Liban n’en finit pas de se perdre, de perdre son âme, d’altérer irrémédiablement son ADN et de dynamiter ses valeurs. À l’heure où beaucoup de pays font montre d’une belle bravoure pour émerger, ou continuer d’émerger, ce Liban, lui, fait tout pour accélérer sa quart-mondisation. Eh non : le fait que nous soyons très forts dans la régression et la médiocrité ne constitue en rien la moindre consolation, aussi maigre fût-elle.
Naturellement, les bavures policières et judiciaires existent partout, même dans les pays les plus démocratiques, même en Norvège, premier du classement l’an dernier. Le problème au Liban, 104e sur 167 l’an dernier en termes de démocratie, c’est que nous décuplons d’efforts pour aller nous installer dans les bas-fonds de la liste et dans la durée. Le problème au Liban, c’est que nous plantons infatigablement, année après année, tous les microbes possibles et imaginables pour que ce terreau démocratique soit le plus vicié, le plus infécond.
Au-delà des excuses demandées par M. Machnouk et refusées par M. Jreissati, au-delà de la polémique, au-delà des appels à la dépolitisation de Michel Aoun et de Saad Hariri, le cas Ziad Itani a ceci de terrifiant qu’il donne la preuve non seulement de cette resyrianisation galopante des esprits que l’on évoquait dans ces mêmes colonnes pas plus tard que la semaine dernière, mais aussi, et surtout, qu’il est de moins en moins logique, de moins en moins possible, de faire confiance aux appareils sécuritaire, policier et judiciaire libanais. À l’heure où les bureaux de lutte contre la cybercriminalité sont censés protéger les citoyens libanais des hackers, et non pas nourrir ces pirates en leur sein, ni les convoquer à chaque fois qu’ils postent une quelconque critique contre un quelconque zaïm politique, chaque Libanais voit désormais centupler ses chances de vivre ce que Ziad Itani a vécu : un enfer.
Et ce ne sont pas des excuses qui changeraient quoi que ce soit. En tout cas, pas celles des Libanais. Walid Joumblatt a résumé le sentiment général : « Le peuple libanais n’est pas concerné par les excuses présentées à Ziad Itani. C’est à vous, les responsables au pouvoir, de présenter des excuses pour ce fiasco sécuritaire et juridique, et démissionner », a-t-il twitté. Plus encore que ces démissions, qui auraient été instantanées dans n’importe quel pays civilisé, mais qui relèvent dans cette bananeraie libanaise de la pure science-fiction, et indépendamment de l’incompétence de MM. Machnouk et Jreissati à leurs postes respectifs, c’est un ménage drastique et global qu’il faut lancer à l’Intérieur et à la Justice. C’est une refonte et une restructuration en profondeur de ces deux piliers de l’État et de la démocratie qu’il faut lancer. Cela tombe bien : le printemps approche.
Sauf que cela est atrocement impossible, avec ou sans élections. Pour cela, il faut des hommes de (pré)vision, des hommes d’audace. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Michel Aoun, Nabih Berry et Saad Hariri, qui ont, à en croire leurs partisans respectifs, beaucoup de qualités, en manquent cruellement. De (pré)vision et d’audace.
P.-S. : à l’heure de mettre sous presse, le suspense était très grand, et jouissif : Ziad Doueiri et toute l’équipe de L’Insulte arriveront-ils à déjouer les pronostics, à battre le hongrois On Body And Soul, le suédois The Square et, surtout, le russe Loveless (César 2018), et à remporter l’oscar du meilleur film étranger ? Ziad Doueiri, victime lui aussi de ces appareils policier, sécuritaire et judiciaire malades jusqu’à l’os, et L’Insulte, un film qui construit des ponts quand tout le monde, ou presque, ne mise que sur les murs, qui entreraient dans l’histoire : quel joli pied de nez à la resyrianisation, télécommandée de Téhéran, du Liban ; quel joli doigt d’honneur à ces collabos libanais de plus en plus nombreux, de plus en plus vantards…
P.-S. 2 : en parlant de films, Joanna Hadjithomas et Khalil Joreige, Nadine Labaki, Philippe Aractingi, Ziad Doueiri, Mir-Jean Bou Chaaya ou n’importe quel autre de nos grands cinéastes devraient s’inspirer de l’affaire Ziad Itani en général, et de Suzanne el-Hajj en particulier, pour leur prochain opus. Le fait divers est d’une banalité absolue : la colonelle, ex-directrice du bureau de lutte contre les crimes informatiques au sein des FSI, se serait vengée d’un Ziad Itani qui a diffusé une capture d’écran d’un retweet, par Mme el-Hajj, d’un message ironique sur l’Arabie saoudite – retweet qui lui avait coûté son poste… Mais ce fait divers pourrait accoucher d’une tragi-comédie exceptionnelle.
commentaires (4)
Très juste, Ziad MAKHOUL.
Saleh Issal
10 h 44, le 07 mars 2018