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Moyen Orient et Monde - Entretien

Tarek Mitri : Les élections en Libye sont une fuite en avant

L’ancien représentant spécial de l’ONU en Libye, Tarek Mitri, décrypte pour « L’Orient-Le Jour » les obstacles et les défis de la transition politique dans le pays.

Des Libyens célèbrent le septième anniversaire de la révolution sur la place des Martyrs, à Tripoli. Mahmud Turkia/AFP

L’envoyé spécial de l’ONU, Ghassan Salamé, a proposé une feuille de route pour faire avancer la transition politique en Libye avec des élections en 2018. Pensez-vous que ce processus est réalisable dans les conditions actuelles ?

Ghassan Salamé a fait ce pari parce qu’il est conscient que les forces politiques libyennes veulent une sortie de crise, puisque la situation économique et sécuritaire se détériore à tel point qu’une grande partie de la population en souffre. Il a probablement jugé que les conditions étaient mûres pour un processus politique accéléré. Évidemment, les obstacles restent nombreux, et j’espère qu’il va pouvoir les surmonter.


Pouvez-vous identifier ces obstacles ?  

Le premier problème, à mon avis, est qu’il fallait amender les accords de Skhirat (signés au Maroc en décembre 2015) et former un nouveau conseil présidentiel. Cette initiative a toutefois buté sur un désaccord entre le Parlement de Tobrouk (Est) et le Conseil d’État de Tripoli (Ouest). Pour ne pas s’éterniser, M. Salamé a mis en branle la conférence de réconciliation nationale qu’il entend convoquer. Son pari est que la conférence soit la plus inclusive possible. Mais il suffit d’oublier d’inviter deux ou trois groupes armés pour que l’inclusivité de la conférence soit remise en question. Il y a malheureusement beaucoup de petits groupes qui ont la capacité de saboter un tel processus.

Le deuxième obstacle est l’élaboration d’une nouvelle Constitution. Il y a un projet en ce sens préparé par l’Assemblée constituante, composée de 60 personnes élues par le peuple en 2014. Mais ce projet de Constitution est largement contesté. Il n’est pas clair comment ce texte va être remanié et par qui.

Le troisième obstacle à dépasser, ce sont les élections. D’abord, il faudrait une nouvelle loi électorale, qui sera difficile à élaborer. Mais par ailleurs, je pense que des élections dans un pays divisé, qui n’a pas les institutions nécessaires pour un bon fonctionnement d’un système qui se veut démocratique, peuvent exacerber les divisions. Ce qui a été le cas en 2012 et en 2014. À cette époque, j’étais très réservé concernant les élections, mais les Libyens et le Conseil de sécurité de l’ONU poussaient vers cette direction. Pour moi, les élections sont une fuite en avant.


(Lire aussi : Le maréchal Haftar, émule de Kadhafi ?)


Existe-t-il une solution alternative ?

Il faudrait prendre le temps qu’il faut pour créer des institutions efficaces, pour permettre à des partis politiques de se former, et puis voter une loi électorale qui permette l’inclusion de toutes les forces politiques.

Dans une période de transition, l’inclusion est la condition première d’une évolution vers la démocratie. Sinon, dans un pays où il y a 250 000 hommes armés, le processus politique risque d’être contesté par les armes.

Pour éviter tout recours à la violence ou toute contestation, il est important que les forces politiques s’entendent sur le respect des résultats des élections, ce qui n’est pas garanti. Quand on avait organisé des élections en Libye, ceux qui pensaient gagner voulaient tout. Pour eux, the winner takes all (le gagnant prend tout). Et ceux qui étaient sur le point de perdre estimaient qu’ils allaient être exclus, et contestaient par conséquent les élections.


Comment expliquer que la situation soit encore chaotique sept ans après la révolte contre Khadafi ?

Les Européens étaient pressés. Ils voulaient intervenir militairement, mais ils n’avaient pas pensé l’après-Kadhafi. En résumé, ils ont cassé la Libye, ils sont partis et ont laissé aux Nations unies le soin de recoller les morceaux, mais sans leur en donner les moyens. Or, ces moyens étaient nécessaires pour assurer, par exemple, la sécurisation des frontières, la démilitarisation des milices, la nécessité d’avoir une force de stabilisation, etc. Dans un pays où on a une multiplication de groupes armés, financés par les uns et les autres, dans un pays où il n’y a plus d’armée, plus de police, il est quasi impossible d’établir un État de droit et de créer des institutions stables.

Il y a une expression de Colin Powell très pertinente dans ce cas : If you break it, you fix it (Si vous le cassez, vous le recollez). C’est d’ailleurs ce qu’ont fait les Américains en Irak. Le président Barack Obama a lui-même reconnu à la fin de son mandat qu’il n’était pas favorable à une intervention militaire en Libye, mais qu’il a accepté parce qu’on lui avait dit que l’opération allait être rapide et peu coûteuse.

Côté européen, à part l’engagement sérieux des Italiens pour des raisons historiques et de proximité, les autres pays ont une politique paradoxale. Il faut dire aussi qu’il y a un vrai vide législatif dans le pays, parce que Kadhafi avait suspendu la Constitution, et puis souvent, ses discours avaient effet de loi.


(Lire aussi : Qui sont les principaux acteurs du conflit libyen ?)


La Libye n’est-elle pas également l’otage des divergences régionales ?

L’Égypte et les Émirats arabes unis ne cachent pas leur soutien au maréchal Khalifa Haftar. Pour les Égyptiens, il y a instinctivement une sympathie pour le militaire Haftar, mais il y a aussi le fait que l’est de la Libye, fief de Haftar, est à la frontière avec l’Égypte, pour qui il s’agit d’une question de sécurité nationale. Quant aux Émirats, ils sont très hostiles aux islamistes, du coup ils le soutiennent aussi.

Les Russes ont eux aussi choisi de miser sur Haftar, l’homme fort qui a pu constituer une force militaire importante, et dont la mission est d’extirper l’islamisme radical de la Libye. Pour eux, après l’échec des Occidentaux, il y a un vide à combler.


Y a-t-il toujours un risque pour que la Libye devienne un nid de terroristes ?

Les extrémistes (el-Qaëda, État islamique, Ansar al-Charia) sont actuellement très affaiblis en Libye à cause de l’effet combiné de l’opération Dignité de Haftar à l’Est et de l’intervention du gouvernement d’union nationale de Fayez el-Sarraj à l’Ouest. S’ils ne sont pas complètement éliminés, ils sont néanmoins fortement affaiblis. Il reste de petits groupes salafistes qui soutiennent Haftar.

Les terroristes ont en tout cas subi un revers sérieux en Libye, surtout dans le nord. Et il reste certainement des poches dans le sud. Sans oublier les Frères musulmans qui n’ont jamais été une force militaire importante. Ils sont soutenus par le Qatar et la Turquie pour des raisons évidentes. Toutefois, ce soutien a diminué.


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Est-ce qu’il y a un risque de division de la Libye ?

Je ne le pense pas. La Libye est un pays très fragmenté. Si le pays éclate, il éclatera en 20 morceaux. Toutefois, il n’y a pas de sécessionnistes en Libye. Il y avait à un certain moment, à l’Est, un mouvement fédéraliste relativement faible, dont l’audience se limite à 5 % ou 10 % de la population.

Il existe néanmoins beaucoup de forces centrifuges en Libye : les régions, les tribus, les villes où des identités très fortes se sont construites. Chaque entité a sa milice, ses revendications, ses représentants politiques, etc.


Comment analysez-vous le phénomène Haftar ?

C’est un personnage controversé. Il avait fait un premier coup d’État en février 2014, et quasiment personne ne l’avait soutenu à l’époque. Tout le monde était méfiant. Les uns le présentaient comme un kadhafiste, les autres comme un agent américain, et certains estimaient qu’il n’avait pas participé à la révolution et était venu après pour en récolter les fruits... Pour toutes ces raisons, il n’était pas apprécié. En mai 2014, les choses ont changé lorsqu’il a lancé son opération Dignité pour chasser les islamistes radicaux. Ainsi, tous les opposants aux islamistes se sont rangés derrière lui. De son côté, Haftar a pu mobiliser des anciens officiers de l’armée qui ont fait ainsi un retour sur la scène publique. Il offre l’image d’un officier qui est en train de construire une armée nationale, l’image de quelqu’un qui a combattu avec succès les terroristes. Cela lui donne actuellement beaucoup de soutien, mais je ne pense pas qu’il soit un leader admiré par la population. Mais en tout cas, il n’est pas le sauveur, le Mandela de la Libye. Haftar n’est pas un rassembleur, et la Libye a besoin d’un rassembleur.


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Qu’en est-il de la famille Kadhafi ? A-t-elle un poids ? Peut-elle saboter le processus de transition ? Il paraît que Saïf el-Islam veut se présenter aux prochaines élections...

On sait que Saïf el-Islam est libre. Mais on ne l’a ni vu ni entendu. Il a été libéré de la prison de Zintan (en juin 2017), profitant d’une vague amnistie décrétée par le ministre de la Justice du gouvernement provisoire qui est à l’Est. On ne sait pas où il se trouve. Il peut rassembler autour de lui une partie importante des anciens kadhafistes. Toutefois, parmi ces derniers, certains (appelons-les les néokadhafistes) pensent qu’il sera plutôt un handicap s’ils veulent faire partie de la nouvelle élite dirigeante. Ils préfèrent être libres vis-à-vis de Kadhafi, pour ne pas être vus comme des adeptes d’un retour du passé. Donc, même chez les kadhafistes, le soutien n’est pas unanime pour Saïf el-Islam.

Son second problème est qu’il est recherché par la CPI. Il est l’objet d’un mandat d’arrêt. Il ne peut pas donc se présenter aux élections. Il a une capacité de nuisance, c’est certain. Mais je pense que Saïf el-Islam, encore plus que Haftar, ne peut être le sauveur de la Libye.


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