Il y avait ce dîner à Beyrouth avec des directeurs de société européens. Une réception comme on a le talent d’en donner chez nous, joyeuse et généreuse. Les directeurs avaient fait un tour de la région et affirmaient, en portant des toasts, qu’on ne mange (et boit !) nulle part aussi bien qu’à Beyrouth. Ailleurs, on est en voyage, affirmaient-ils. Ici, on se sent chez soi. Et ces propos résonnaient avec un adage que répètent souvent les hommes d’affaires, selon lequel il n’existe aucun désaccord qu’un excellent repas et un peu d’humour ne puissent résoudre. L’atmosphère était donc à la gaîté quand soudain quelques invités se sont mis à filer à l’anglaise, entre la poire et le fromage. On aurait pu penser, naïvement, qu’un soir de semaine ils étaient bien avisés de rentrer se coucher, ayant à travailler le lendemain. Mais la raison était tout autre. « Où vis-tu ? » m’a-t-on demandé alors que je m’interrogeais sur cette désertion soudaine. Mais bien-sûr, où vis-je ? Dehors on brûle des pneus, on a sorti les armes et la fureur des grands jours. Il y a eu insulte à « zaïm » et malgré la contre-insulte à chaud, quand il s’agit de défendre l’honneur dont découle le leur, le sang des sbires ne fait qu’un tour, prêt à gicler jusqu’à la dernière goutte s’il le faut. Exactement le genre de situation où, durant les années de guerre, il fallait profiter de la première accalmie pour se précipiter auprès des siens, à moins de passer la nuit dans l’inconfort d’un lieu de fête transformé en piège. Nous sommes nombreux à garder un souvenir cuisant de l’époque où ces choses arrivaient souvent.
En ce temps-là, durant les fragiles trêves, l’élégance du désespoir n’était pas une figure de style. Dans les miasmes de la ville blessée, défigurée, amputée, on recevait chez soi à tour de rôle et les réceptions qui se donnaient ici et là ressemblaient à ces grands bals de fins de règne dont les derniers feux camouflaient de leur éclat un lugubre crépuscule. Jamais on ne s’est aussi bien habillé ni autant mis en frais, jamais on ne s’est trouvé aussi beau que pour sortir dans ce monde éboulé qui nous entraînait dans sa chute. Dans les intérieurs froids faute d’électricité et de combustible, et dont l’enduit jaunissait et s’écalait faute d’entretien, on sortait les grandes nappes brodées main des trousseaux des grands-mères, si précieuses et fragiles qu’on ne les utilisait que deux ou trois fois dans une vie, mais au diable ! Et aussi l’argenterie jaunie qu’on ne frottait plus, n’ayant pas assez d’eau pour rincer le produit. Le clair-obscur des bougies qu’on allumait à profusion pour compenser le courant plantait un décor de conte de fées, refoulant la tristesse du réel dans les coins les plus obscurs et faisant briller les yeux autour des maigres flammes. Est-ce un tour de la mémoire, ou bien tout le monde était amoureux ? Follement, désespérément, dangereusement amoureux. Alors, quand les miliciens de tous bords avaient fini leur propre sauterie vespérale sur les lignes de front, et qu’ils épaulaient leurs mitraillettes pour lancer la sarabande nocturne (on disait « ça barde »), toutes les Cendrillon, tous les Princes Charmants, l’alcool aidant, entraient en décomposition. Eux défaits, débraillés, suppliants. Elles barbouillées de rimmel, les cheveux en bataille, le regard vide ou perplexe. Mais il n’y avait plus d’issue.
On disait « ça barde »
OLJ / Par Fifi ABOU DIB, le 01 février 2018 à 00h00
commentaires (5)
Gardons l'optimisme et l'espérance jusqu'au 6 Mai prochain. Avant de constater que si les enfants libanais ne sont pas éduqués à la tolérance,"chassez le naturel il revient au galop"! N' est ce pas chère Fifi?
Zaarour Beatriz
21 h 16, le 03 février 2018