Il a rencontré Toulouse Lautrec et les filles vénales de Montmartre. Qui se souvient encore de Théophile Alexandre Steinlen, auteur de la célèbre affiche La tournée du Chat noir ? Un écrivain, Julien Delmaire, le ressuscite à travers Minuit, Montmartre (Grasset-213 pages), un roman aux allures de conte moderne, à la fois tendre et cruel...
À 41 ans, Julien Delmaire est l'un des porte-étendards du mouvement « slam » en France, cette écriture scandée qui prend racine dans la poésie urbaine. Les vocables filent à vive allure sous sa plume pour faire surgir un monde aux aspérités souvent surréalistes et étranges. Les images s'entrechoquent et les associations verbales ont de curieuses mais très probables correspondances.
Maître dans l'art de jouer avec le verbe, Julien Delmaire, par-delà poésie, roman et théâtre, anime des ateliers d'écriture aussi bien dans les écoles que les prisons et les hôpitaux psychiatriques. Une écriture qui sort des sentiers battus et interpelle. Ce n'est pas hasard si Georgia, son premier opus fictionnel, remporte en 2013 le Prix de la Porte Dorée et que son deuxième ouvrage, Frère des autres, libre inspiration du vagabondage de saint Benoît Labre, mystique du XVIIIe siècle, est salué par le Prix Spiritualités d'Aujourd'hui...
Avec son troisième opus Minuit, Montmartre (rien à voir avec Il est minuit docteur Schweitzer de Gilbert Cesbron, porté avec succès au grand écran par André Haguet et la présence de Jeanne Moreau, sauf la sommation nocturne et l'Afrique au cœur du récit), il renouvelle la notion de la biographie en contournant tout détail linéaire.
Corps et chair
L'histoire, sous son éclairage et sa plume, a des reflets qui rappellent la réalité tout en s'écartant vivement de tout prosaïsme. Sans passer par la narration conventionnelle pour évoquer la vie de l'un des artistes anarchistes les plus polymorphes (il a été peintre, graveur, illustrateur, affichiste et sculpteur), l'auteur verse dans un récit qui donne corps à un vécu passionnant et mouvementé, tout en n'omettant pas la présence et les silhouettes de ces chats dont les croquis, les griffes, les babines et les pelages sur affiches ont fait sa gloire !
Par le biais de la fin d'un parcours illuminé par la présence d'une jeune femme à la peau d'ébène, Steinlein est croqué sur le vif. Surtout à travers l'épisode présumé de ses dernières amours.
Dans son atelier encombré et désordonné, fréquenté par des personnages glauques et appartenant un peu à la racaille d'une zone parisienne qui n'a pas encore dessiné ses contours définitifs, lui l'homme vieillissant et solitaire accueille Masseida. Une jeune et belle clocharde noire perdue dans la Butte où la vie, en cette époque de 1909, était encore plus dangereuse que dans la jungle.
Et s'enclenche une série d'aventures à la fois rocambolesques et épiques où Masseida s'amourache de Pampelune, un jeune Noir au corps d'athlète qui pose pour le sculpteur, croise des filles de cabarets aux mœurs bien légères et évite le viol de quelques malotrus de la nuit, sans foi ni loi... Tout en notant la présence de ce courageux chat nommé Vaillant qui sera sous le charme de Masseida et la sauvera, en vrai preux chevalier, de bien des déconvenues et de situations violentes dans cet univers plutôt malveillant où l'on oublie sa misère, la guerre et la syphilis entre sexe, incartade, rixe et absinthe...
Chemin faisant, comme des « guest stars » dans un film, pointent dans ces pages virevoltantes et colorées Apollinaire, Picasso, Aristide Bruant et La Goulue...
Une vie de bohème ébouriffée rapportée dans toute sa gouaille et sa sensualité mais surtout placée sous le charme d'une poésie drue. Une poésie qui suinte de ces mots, employés à bon escient et avec verve, qui s'agencent tel un écran lumineux pour gommer la noirceur de la réalité et prêter mystère à tout ce qui bouge et palpite de vie. Cela s'appelle aussi le don (et le ton !) d'un style particulier.
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