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Héritage empoisonné

Il y a bientôt treize ans prenait fin l'occupation syrienne de notre pays. Cédant à de vives pressions internationales comme à une irrésistible volonté populaire incarnée par la révolution du Cèdre, le régime de Damas se résignait à évacuer militairement le Liban ; mais il ne manquait pas d'y laisser son empreinte, laquelle n'avait rien de culturel, comme on s'en doute.


Car l'armée baassiste ne laissait pas seulement derrière elle des légions entières d'agents de renseignements, tant locaux que syriens, des alliés politiques de poids, des milices massivement armées sous couvert de résistance à l'ennemi israélien, et tout un écheveau de trafics illicites placés sous haute protection. De l'héritage syrien, l'élément le plus dévastateur, le plus toxique, est cependant le court-circuitage des textes constitutionnels, auxquels on a lestement substitué la règle dite de conformité à l'esprit du pacte national.


Introduite sous le long règne de Hafez el-Assad, récupérée par son fils et successeur, l'astuce revenait à associer impérativement les présidents de la République, de l'Assemblée et du Conseil à toute décision d'importance : l'arbitre syrien se chargeant alors de trancher souverainement – et sans possibilité de recours – toute discorde surgissant au sein de ce club présidentiel pompeusement baptisé troïka. Voilà qui rendait le pays carrément, organiquement ingouvernable sans une bienveillante, généreuse, providentielle intervention syrienne de tous les instants.


Si la fin de partie a été sifflée pour l'arbitre syrien, l'hérésie n'a fait cependant que prendre de l'ampleur, et avec elle la paralysie endémique des gouvernements faute de consensus, le grippage des institutions, le report réitéré des élections législatives, la longue vacance présidentielle. Or, ce que l'on se refuse à comprendre et à admettre (et on le fait certes pas de bonne foi !), c'est que, Big Brother disparu, l'arbitre naturel et parfaitement compétent existe bel et bien, pour qui veut seulement le voir. Que cet arbitre n'est autre que la Constitution. Et que dans tout système démocratique, même à caractère spécial comme le nôtre, c'est elle et elle seule qui, en dernier ressort, fait autorité.


Si la démocratie parlementaire libanaise est en effet particulière, c'est qu'elle se pare aussi du label de pluraliste (*). On y trouve ainsi des aménagements spéciaux, associant les deux processus coopératif et compétitif ; de cette manière peut être opérée une gestion équitable de la diversité culturelle et religieuse qui fait la richesse de notre pays. Ce principe a d'ailleurs été consacré par l'accord de Taëf qui mit fin à la guerre de 15 ans et qui prône l'association au pouvoir des différentes familles spirituelles, mais dans la sauvegarde du principe sacro-saint de la séparation des pouvoirs sans lequel il n'est tout simplement pas de démocratie. Faire fi de cette délicate équation, c'est ouvrir la voie à des abus de minorité, voire des dictatures minoritaires, dans cette mosaïque de minorités qu'est précisément le Liban.


Deux fois plutôt qu'une, cette aberration saute aux yeux au spectacle du bras de fer qui oppose actuellement le chef de l'État et le président de l'Assemblée autour des compensations dues à une promotion d'officiers lésée par la désorganisation des lendemains de guerre. C'est en champion des chiites, davantage qu'en qualité de chef du législatif, que Nabih Berry se comporte, quand il fait du ministère des Finances sa chasse gardée : et que par ce biais, il s'octroie un formidable levier de contrôle sur l'action gouvernementale. Et c'est pour affirmer ses prérogatives présidentielles, battues en brèche sous les mandats précédents, que le chrétien Michel Aoun se refuse à passer sous les fourches caudines de ce même ministère.


Le plus choquant toutefois, c'est que les deux hommes se réclament à l'unisson de cette même Loi fondamentale qu'il leur est arrivé plus d'une fois, pourtant, de violenter : Berry en cadenassant durant de longs mois, par exemple, les portes du Parlement, comme si l'Étoile était sa propriété privée ; et Aoun en participant au sabotage, par voie de défaut de quorum, de l'élection présidentielle, jusqu'au moment où il décrochait enfin le gros lot.


On ne peut pas avoir le beurre et l'argent du beurre. Et la Constitution est chose trop sérieuse pour servir tantôt d'imparable référence et tantôt de paillasson.

(*) Nos dirigeants seraient bien inspirés de lire et relire, à ce propos, le brillant ouvrage du juriste Antoine Messarra, membre du Conseil constitutionnel, «Théorie juridique des régimes parlementaires pluralistes » (Librairie orientale 2015, 2017) ;

Issa GORAIEB
igor@lorientlejour.com

Il y a bientôt treize ans prenait fin l'occupation syrienne de notre pays. Cédant à de vives pressions internationales comme à une irrésistible volonté populaire incarnée par la révolution du Cèdre, le régime de Damas se résignait à évacuer militairement le Liban ; mais il ne manquait pas d'y laisser son empreinte, laquelle n'avait rien de culturel, comme on s'en doute.
Car l'armée...