L'année qui s'achève a vu se compliquer au-delà de toute attente les situations géopolitiques mondiale et régionale, et partant, la situation libanaise qui en est étroitement tributaire. Le principal facteur de cette complication, et le plus inattendu, est le chaos inouï qui s'est installé au poste de commande de la politique étrangère des États-Unis, à Washington. Jamais auparavant l'empire américain n'avait connu pareille cacophonie en son centre névralgique. Fondée sur les intérêts économiques et stratégiques primordiaux de l'empire, sa politique étrangère était traditionnellement l'expression d'un consensus entre démocrates et républicains, incarné par un « establishment » spécialisé assurant permanence et continuité.
La tempête du Watergate elle-même n'était pas parvenue à désorienter la politique extérieure des États-Unis, menée contre vents et marées par Henry Kissinger. Et lorsque l'administration de George W. Bush, au cours du second mandat du 43e président, sembla s'écarter du consensus bipartisan sous l'influence des néoconservateurs, elle fut contrainte à s'amender et à se débarrasser des perturbateurs. Cela relevait plus du redressement de la barre que du changement de cap.
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Absence de cap
Or ce qui caractérise l'administration actuelle, depuis l'installation de Donald J. Trump à la présidence, c'est bien plutôt l'absence de cap. Tel un bateau ivre, la politique étrangère des États-Unis va à la dérive avec, à la barre, un président dont l'amateurisme est fortement aggravé par une prétention sans bornes. Comme il l'a si bien démontré en reconnaissant Jérusalem comme capitale de l'État d'Israël, le locataire actuel de la Maison-Blanche est un homme chez qui la volonté de satisfaire un égotisme flatté par ses adulateurs va jusqu'à primer sur les intérêts de l'empire aux destinées duquel, comme par caprice, il a souhaité présider.
Avant son investiture, Trump avait annoncé deux changements majeurs par rapport à la politique étrangère de son prédécesseur : un rapprochement avec la Russie et un durcissement face à l'Iran. Or, tandis que le second de ces deux volets ne représente qu'une inflexion mineure de l'attitude américaine, le premier – les rapports avec Moscou – va à l'encontre d'une longue tradition, à peine altérée par la mutation postcommuniste de l'Empire russe. C'est à ce niveau que le cafouillage de Washington est le plus spectaculaire, comme l'atteste la décision récente et soudaine d'accroître la pression militaire sur Moscou sur le front ukrainien quelques semaines seulement après un surprenant communiqué commun de Trump et de son homologue russe Vladimir Poutine sur la Syrie.
Washington souffle le chaud et le froid de manière très incohérente. Et c'est au Moyen-Orient que cela a le plus d'effet sur la température locale. D'abord sur l'État de la région le plus étroitement lié aux États-Unis, hormis Israël : le royaume saoudien. Le caractère erratique de la politique extérieure américaine se transmet de manière amplifiée à la politique extérieure du royaume comme d'un bateau ivre à une embarcation à sa remorque.
Le sort récemment fait au Premier ministre libanais, Saad Hariri, n'est qu'une illustration de cette dérive, parmi d'autres bien plus tragiques pour la plupart. Cet épisode aberrant, rendu plus cocasse que dramatique par sa conclusion heureuse, a illustré à quel point l'esquif libanais risque l'écartèlement, pris comme il l'est entre deux tractions opposées : celle des deux bateaux ivres dont il a été question, l'un à la traîne de l'autre, et celle d'un cuirassé iranien guidé par une stratégie qui a l'avantage de la consistance, même si elle relève, elle aussi, de l'ivresse – cet autre type d'ivresse que les Grecs ont nommé « hybris ».
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Chimère
En vérité, le Liban « indépendant » a toujours été une chimère : il n'a fait qu'échanger l'assujettissement unilatéral du mandat colonial français contre une double subordination contradictoire. Les deux négations qui, selon l'aphorisme célèbre de Georges Naccache, ne font pas une nation étaient en fait deux affirmations contradictoires. Pour la construction d'une identité nationale, cela est pire car, de même que la linguistique considère que deux négations dans une même proposition valent une affirmation, il est possible d'imaginer qu'une double négation d'allégeance puisse engendrer une construction indépendante. Mais que faire de deux affirmations contraires ? Elles ne peuvent que s'annuler réciproquement, et il ne reste qu'à espérer que cela se fera paisiblement.
Tel est le drame du Liban : depuis qu'il est devenu membre de ces Nations unies qu'il a contribué à fonder en s'émancipant lui-même, ce petit État n'a cessé d'être le théâtre d'affrontements internationaux et régionaux par acteurs libanais interposés. France contre Royaume-Uni, Égypte contre États-Unis, Royaume saoudien/États-Unis contre Syrie/Union soviétique, puis Syrie/Iran/Russie, pour ne citer que les principaux tuteurs des acteurs libanais les plus importants.
L'indépendance libanaise n'a été frôlée qu'à une seule époque : celle du mandat présidentiel du général Fouad Chéhab – mandat unique parce que le seul grand homme d'État qu'ait connu le Liban moderne eut la perspicacité de savoir que le but était inatteignable et préféra se retirer de la scène. Chéhab avait cherché à dégager une voie libanaise indépendante en jouant une tutelle contre l'autre à la manière du « non-alignement », dont c'était d'ailleurs l'heure de gloire. Il s'appuya sur le monopole de la force armée, dont le bras politique fut en même temps le principal vice de son régime.
Dans les circonstances actuelles où l'État libanais, pour la deuxième fois en un demi-siècle, a perdu ce monopole qui constitue l'attribut minimal de tout État, l'indépendance est plus que jamais chimérique. Pour qu'elle redevienne une perspective plausible, il faudrait un profond bouleversement des conditions régionales qui entretiennent la double subordination qui étouffe le Liban d'aujourd'hui. Ce n'est malheureusement pas demain la veille, mais il est permis d'espérer : que de navires ont coulé que l'on croyait insubmersibles !
Professeur de relations internationales à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de l'Université de Londres. Dernier ouvrage : « Symptômes morbides » (Actes Sud, 2017).
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Très intéressant! Dommage qu'il n'y est eu qu'un seul Fouad Chehab!
15 h 25, le 30 décembre 2017