Lorsque l'on est accoutumé à des lectures conventionnelles sur les relations internationales ou mû par un complexe d'infériorité sur tout ce qui concerne la modernité du régime constitutionnel libanais, il est normal qu'on s'interroge sur la notion de distanciation. Quel est le point de départ pour l'analyse concrète de cette notion ? C'est la qualification de ce qui s'est passé au Liban durant les années 1975-1990, une Guerre pour les autres, suivant le titre de l'ouvrage de Ghassan Tuéni (Lattés, 1985).
Lakhdar Brahimi, ancien envoyé spécial de la Ligue arabe pour le Liban et de l'ONU pour l'Irak, avait déclaré aux Irakiens, le 14 février 2004 : « S'il y a un pays dans la région où on ne peut imaginer qu'il puisse y avoir une guerre civile, c'est le Liban... » Il voulait dire que dans les guerres civiles aujourd'hui, ce n'est pas nécessairement la moitié de la population qui prend les armes contre l'autre moitié. Quand l'État est démantelé, des organisations se formant en vue de l'autodéfense ont nécessairement besoin d'armement et d'argent de l'extérieur et deviennent – malgré tout le patriotisme de leur élan national – subordonnées à des forces extérieures. L'entente interne ne suffit plus alors pour arrêter la guerre. Il faut une entente régionale et même internationale. Au cours du traité d'Utrecht (1713), un diplomate dit aux Hollandais : « On fera la paix chez vous, pour vous et sans vous. »
Le livre de l'expérience
La distanciation, ne la cherchons donc pas dans des livres et des dictionnaires, mais dans le livre de l'expérience libanaise. Le Liban durant les années 1975-1990 a été un laboratoire international des mutations des Paix et guerres entre les nations, suivant le titre du livre de Raymond Aron (Calmann-Lévy, 1962).
L'invention de la distanciation par l'ancien président du Conseil Nagib Mikati puis dans la déclaration de Baabda du 11 juin 2012, et dans les propos officiels aujourd'hui et au plus haut niveau, constitue une véritable invention, au sens scientifique, car tirée de l'expérience. Il faudra reconnaître en effet que la neutralité parfaite, au sens courant, pose problème au Liban à défaut d'un règlement juste et global du conflit israélo-arabe.
Comment se prémunir contre les métamorphoses des guerres aujourd'hui ? Tel est le cœur du problème de la distanciation. Pour ou contre ? Là n'est pas le problème. Du fait de l'évolution des armements, les guerres interétatiques directes entre puissances internationales et régionales, très coûteuses et fort risquées, laissent désormais la place à des guerres par procuration dans de petites nations, fragiles ou fragilisées. Rappelons-nous le cri de Ghassan Tuéni à l'ONU en 1984 : « Laissez vivre mon peuple. » Il réclamait que l'ONU joue désormais un rôle pour la défense des petites nations qui servent de scènes (« sâhat ») à des conflits internationaux et régionaux.
Le monde entier, les intellectuels de chambre et les instances internationales disaient aux Libanais : entendez-vous ! Mais les Libanais ont forgé plus de 12 accords d'entente nationale avant l'Accord de Taëf de 1989 ! Accords antérieurs dont aucun n'a abouti, parce qu'il fallait que l'entente interne soit aussi endossée et approuvée par des forces extérieures. La plupart de nos martyrs, artisans de l'entente, de la réconciliation et de la paix civile, ont été victimes d'attentats. À un député de la Békaa qui disait à un haut diplomate régional : « Mais nous sommes des alliés », le diplomate régional lui répondit avec arrogance : « Nous n'avons pas des alliés, mais des collaborateurs ou des traîtres ! »
La distanciation est au cœur d'un complément théorique, sérieux et renouvelé, en matière de relations internationales dans les mutations des guerres aujourd'hui.
« Complexe de la Sublime Porte »
En ce qui concerne le Liban dans les relations internationales, le laboratoire libanais est producteur tragique et novateur d'une vraie théorie qui découle de l'expérience.
Des intellos et politiques se pressent pour affirmer, avec un ton docte : « Donnez-nous une définition de la distanciation. » Non, nous ne voulons pas une définition livresque de la distanciation, mais une définition vivante, expérimentée, tragique, concrète, meurtrière, efficace..., d'après « notre » expérience. Tout Libanais moyen qui a connu et vécu « al-sâhat al-lubnâniya » (scène libanaise) ou le « Liban trottoir », selon l'expression de Farouk Mokaddem, au sens péjoratif français de prostitution, donnera la définition – sa définition –, proprement libanaise, de la distanciation. Il l'élargira, sans complexe d'infériorité, en véritable théorie authentique non importée. Nos proverbes du terroir le disent clairement : « Quand le vent surgit, ferme ta fenêtre. »
Il doit y avoir certes tout un programme de recherche en relations internationales, et surtout d'une autre historiographie de l'histoire tragique et exaltante des Libanais. La distanciation s'inscrit, en éducation civique et en historiographie des Libanais, dans la perspective d'une culture libanaise de prudence dans les relations extérieures, à l'exemple surtout de la Suisse. L'ancien ambassadeur de Suisse au Liban me disait : « Si un député suisse va à Bruxelles pour engager des entretiens avec l'Union européenne, il est banni dans les élections ! » En effet, c'est l'État, et l'État seul, qui engage des relations de nature diplomatique.
La culture libanaise de demain, qui prémunira le Liban et lui fera assumer son rôle de message, sera une culture isolationniste progressiste. Ni isolationniste ni progressiste, suivant les idéologies passées, mais joignant prudence et ouverture, et s'inscrivant dans la finalité d'une théorie libanaise et internationale de la distanciation.
Le Libanais moyen souffre du « complexe de la Sublime Porte », selon aussi l'expression de Ghassan Tuéni. Tant que ce complexe n'est pas soumis à une thérapie psychanalytique dans la mémoire collective et à travers une lecture pragmatique et pluridisciplinaire de l'histoire des Libanais, il y aura toujours un risque menaçant non seulement la distanciation, sa pratique et son respect, mais aussi l'indépendance et la stabilité du Liban.
Membre du Conseil constitutionnel et titulaire de la chaire Unesco d'étude comparée des religions, de la médiation et du dialogue de l'USJ.
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commentaires (13)
l'internationalisation n'a pas ete faite malgré les peuples du MO... l'internationalisation a ete de fait de l'interieur des pays arabe, la syrie etant intervenue au liban d'abords ... partant de la les persécuter du liban ne pouvait que demander l'intervention de l'ONU .. donc le fait de dire que le massacre du drakar etait pour eviter une internationalisation est nul et non avenu A BON ENTENDEUR SALUT
Bery tus
17 h 46, le 03 décembre 2017