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Moyen Orient et Monde - Témoignage

« Ce serait le déshonneur pour moi de ne pas venger le sang de mon fils »

Réfugié au Liban, Youssef s'apprête à partir en Syrie pour tuer l'assassin de son fils. Il raconte cette histoire à « L'Orient-Le Jour », celle de l'après-guerre sanguinaire des tribus.

À Abou Hamam, à la frontière irakienne le long de l’Euphrate. Photo Chérine Yazbeck

C'est dans un cagibi froid et dépouillé de chantier que Youssef*, 43 ans, nous reçoit en habit de travail. Visage émacié et balluchon prêt, il nous sert un café parfumé à la cardamome. À quelques encablures de la Syrie, le paysage verdoyant contraste avec la vie pénible qu'il mène depuis son arrivée au Liban en mars 2017. Cet ancien agriculteur originaire d'Abou Hamam, une petite bourgade du nord-est de la Syrie, a laissé derrière lui deux femmes et neuf enfants. Entré clandestinement au Liban moyennant 400 000 livres syriennes LS (soit 850 dollars américains USD), il a rapidement trouvé du travail comme ouvrier-maçon dans le bâtiment.

Après 19 mois d'angoisse suite à la disparition de son fils, Youssef est soulagé. Il vient de recevoir un coup de fil de son village. Des membres de sa tribu ont retrouvé l'assassin de Mohammad* (23 ans), son aîné. Il n'a depuis qu'une seule obsession : rentrer au pays pour venger son fils. Et conclure ainsi le terrible chapitre qu'aura occupé l'État islamique dans sa vie. C'est cette histoire tragique, celle des tribus syriennes de la province de Deir ez-Zor, qu'il décide de nous raconter.

Youssef appartient à la tribu des Chaïtat qui compterait 100 000 individus dans le nord-est de la Syrie (les chiffres sont souvent aléatoires). À Abou Hamam, à la frontière irakienne le long de l'Euphrate, il vivait des jours heureux avant l'éclatement de la révolution syrienne. « L'argent coulait à flots et nous avions d'excellentes relations avec le pouvoir central à Damas. Chacun vaquait à ses occupations et la coutume tribale réglementait notre quotidien sans que personne n'y trouve à redire. Mais en mars 2011, de nombreux tribaux ont décidé de rejoindre l'Armée syrienne libre (ASL). Puis, en juillet 2014, ce fut au tour de Daech de venir perturber la quiétude de la région. Quand ma sœur partait à Damas rendre visite à sa belle-famille, les soldats aux barrages lui parlaient de Daech mais on ne savait pas encore ce qui nous attendait », témoigne-t-il aujourd'hui.

Son histoire c'est d'abord celle des rapports ambigus qu'ont entretenu les tribus de l'Est syrien avec l'EI. « En août 2014, notre tribu a combattu » la Katibat al-Bataer « composée de jihadistes libyens, égyptiens et soudanais. Nous avons tué 400 d'entre eux, mais ils nous étaient supérieurs en armes et nous avons finalement dû nous rendre. Certains tribaux ont prêté allégeance à Daech, de gré ou de force, mais ma famille s'est tenue à l'écart. Toutes les tribus ont été infiltrées comme les Bagara et les Oqeidat. Dès le mois de septembre 2014, Daech a ouvert des représentations dans tous les villages occupés remplaçant l'État et ses administrations. Leur installation a été très rapide et a bénéficié de complicités intérieures », poursuit-il.

 

L'espoir renaît
Le vent tourne pour sa famille lorsque Youssef est dépossédé de ses outils de travail par l'État islamique (EI) au début de l'année 2016. « Quand j'ai été spolié par Daech qui me reprochait de ne pas payer assez de taxes, mon fils qui me secondait a voulu rejoindre Hassaké pour trouver du travail », explique-t-il.

Il enfourche sa moto mais sur le chemin, il est arrêté, torturé puis exécuté par des membres de l'EI qui le suspectaient de vouloir s'enrôler dans les rangs de la guérilla kurde (YPG, Unités de protection du peuple). Commence alors un long calvaire pour Youssef. Sans nouvelles de Mohammad, la famille mobilise tous ses membres à la recherche du fils aîné. Entre-temps, Youssef est contraint de s'installer dans le Akkar pour subvenir aux besoins de la famille.

Lorsque l'est de la province de Deir ez-Zor est libéré de l'EI par les forces kurdes soutenues par la coalition internationale, l'espoir de retrouver Mohammad renaît. Le 15 novembre, le père désemparé reçoit un coup de fil d'Abou Hamam, lui indiquant que les forces kurdes détiennent un homme qui avoue être le meurtrier de son fils. Depuis cet appel, le père ne rêve que de vengeance. « C'était le plus beau jour de ma vie. J'ai tout de suite contacté ma famille pour réunir l'argent nécessaire au rachat de cet homme qui n'est autre que mon cousin », dit-il avec agitation.

Son histoire, c'est aussi celle des conflits fratricides qui ont déchiré les tribus au cours de ces dernières années. Youssef se remémore le massacre des Chaïtat par les membres de l'EI en septembre 2014. Il concède que le groupe jihadiste est parvenu à semer la discorde au sein des familles et des tribus qui vivaient jusqu'alors en parfaite harmonie. « Dans une même famille, des cousins se sont battus pour défendre leur territoire tandis que d'autres ont été manipulés et cooptés à coup de dollars par des jihadistes étrangers qui les ont finalement éliminés quand ils n'avaient plus besoin d'eux. En l'espace de trois jours, l'EI a sauvagement exécuté 700 hommes de notre tribu. C'était effroyable », se souvient-il.

 

La loi du talion, une coutume tribale
Sa famille connaît le lieu de détention du meurtrier. Le père a réuni 10 000 000 LS (soit 19 420 USD) pour « acheter » le détenu, une somme considérable pour un ouvrier qui gagne 700 USD par mois au Liban. « La coutume tribale exige une solidarité sans faille entre les membres de la même tribu. Dans le temps, il y avait une caisse commune alimentée par des sommes d'argent versées par tous les membres de la tribu. Lors des différends, le cheikh réunissait les parties en conflit et imposait un règlement. Souvent, les disputes se terminaient par le paiement de compensations financières prélevées dans cette caisse. Aujourd'hui, je dois moi-même m'en occuper et mon cousin paiera pour son crime », dit-il.

Youssef refuse de pardonner. « Il en est hors de question ! Mon cousin a tué plus d'une personne quand il était fier d'appartenir à Daech. Pourquoi s'en est-il pris à mon fils ? Ces gens-là ont les mains couvertes du sang des familles. Je vais le tuer ! C'est mon droit et c'est écrit dans le Coran "œil pour œil, dent pour dent", et nous les tribaux on connaît bien cette tradition », se réjouit-il.

Pour le criminel, dont le sort est scellé, il n'y aura donc aucun recours. « Dès que les criminels de Daech sont arrivés dans notre région, ils ont pris soin de diviser les tribus. Ils ont payé beaucoup d'argent pour que certains membres qui s'étaient retrouvés sans revenus les rejoignent. Ils voulaient affaiblir la tribu et reléguer les cheikhs à des fonctions subalternes. Ils ne voulaient pas de pouvoirs concurrents et les cheikhs avaient une grande influence sur les gens. De nombreux cheikhs ont été froidement exécutés, d'autres ont disparu ou fui ; c'était la stratégie de Daech d'éliminer toute opposition », précise-t-il.

C'est pour cela que Youssef se rendra en personne à Abou Hamam, « acheter » le criminel pour le liquider. Il devra aller clandestinement à Damas, prendre l'avion-cargo pour Hassaké puis le bus pour Abou Hamam qui, à ce jour, reste l'un des derniers bastions de l'EI. « Je suis prêt à revivre l'aventure de l'avion-cargo dans lequel nous voyageons debout. Au décollage et à l'atterrissage, nous tombons les uns sur les autres, mais c'est le moyen le moins cher et le plus sûr pour se rendre à Hassaké de Damas », souligne-t-il.

Quand on lui demande s'il cachera son forfait, il répond avec le sourire : « Au contraire ! Ce serait la honte et le déshonneur pour moi de ne pas venger le sang de mon fils. Je suis un tribal, un chef de famille et si quelqu'un touche aux miens, il est de mon devoir de les protéger ou de les venger. Chez nous, le pardon n'existe pas. De toute façon, il va de soi que tous ceux qui ont collaboré avec Daech seront exécutés. Avec la reconquête des villages de l'Euphrate, je suis convaincu que le cycle de vengeance va exploser », conclut-il. Son histoire, c'est enfin celle de la difficile réconciliation dans l'Est syrien.

*Les noms ont été changés.

 

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