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Culture - Le grand entretien du mois

Vénus Khoury-Ghata : Je me présenterai devant Dieu, ou le diable, maquillée et en talons

Vénus Khoury-Ghata n'est pas que cette écrivaine et poétesse au prénom et au talent lunaires dont le brio taquin a été (entre autres) récompensé par le Goncourt de la poésie en 2011. C'est avant tout une femme libre qui se balance entre son khôl charbon et sa poudre opaline, une militante fervente et une grande amoureuse qui jongle avec un plumeau d'une main et une plume de l'autre, une séductrice à l'existence exaltée, aimantée par la mort et les mots, qui s'est prêtée avec joie au grand entretien de « L'Orient-Le Jour ».

Vénus Khoury-Ghata, tenant sa chatte Sonia Rykiel sur ses genoux : « Je jette tout mon amour sur des chats et leurs kilos de poils. Je ne peux dormir qu’avec un chat dans mon lit. » Photo GK

Quel est votre premier souvenir lié à l'écriture ?
Je devais avoir 10 ans à peine. Afin de me remémorer un poème, j'avais tenté de le réécrire. Gauche et maladroit, le résultat de cet exercice avait suscité le sarcasme de toute la famille. J'ai aussi le souvenir d'un journal intime que je fermais à clef comme pour en encager les mots et leurs secrets. Mais à chaque fois que j'essayais d'écrire, j'avais l'impression de le faire à travers mon frère qui était écrivain et poète et dont le talent m'avait castrée littérairement pendant un bon bout de temps.

Vous vous êtes donc sentie écrasée ?
À cette époque, mes écrits n'existaient qu'à travers mon frère. Dès que je saisissais un crayon, je me disais : « Allons-y, Victor », comme si j'étais un prolongement de lui, comme si j'attendais sa reconnaissance. Jusqu'à ce que je me rende compte que sa poésie n'avait aucune parenté avec la mienne. C'est ainsi que je me suis affranchie de lui.

Qu'écriviez-vous dans votre journal intime ?
C'était un journal plein de souffrances qui faisait écho à l'ambiance dramatique et triste dans laquelle baignait notre maison familiale. On y retrouve beaucoup de résonances dans mon roman Une maison au bord des larmes où plane l'ombre de mon frère qui fut rejeté par la famille puis envoyé dans un asile...

À cette période, l'adolescence, vous rêviez à quoi ?
Je rêvais d'une autre maison, je m'inventais d'autres familles. Mes parents, qui s'étaient pourtant saignés pour nous, étaient d'une tristesse si pesante que j'en voulais d'autres. À la fin du mandat français, mon père avait été rabaissé au rang d'adjudant-chef, il avait dû se mettre à travailler en arabe, tirer un trait sur la France. Cette sorte d'abandon avait provoqué en lui une immense frustration qui déteignait sur notre quotidien. En fait, je réalise aujourd'hui que je rêvais simplement d'amour.

D'où vous est venue cette créativité débordante ?
Entre 4 et 12 ans, j'étais prise de fièvres terribles que les médecins n'arrivaient pas à expliquer et qui se sont avérées, plus tard, être causées par mes amygdales. Je suis persuadée que les hallucinations provoquées par ces fortes fièvres ont incité mon imagination... J'ai également puisé dans mes lectures, notamment Italo Calvino (Le Baron perché) et Gabriel García Márquez, qui m'ont tous deux comme donné ces ciseaux pour me séparer du réel...

Après ce long exil en France qui date de 1972, quel rapport entretenez-vous avec le Liban ?
Je repense à mon village de Bécharré où nous passions les étés. C'était un lieu de bonheur, de liberté, d'indolence qui détonnait par rapport à l'austérité et l'enfermement de Beyrouth, et où les villageois étaient un peu déglingués car ils se prenaient tous un peu pour Gibran Khalil Gibran. J'étais constamment accrochée à un arbre, un livre à la main, ou sinon à jouer à l'ombre d'une tante adorable et d'un oncle charpentier chez qui nous estivions. Ce dernier construisait des cercueils qu'il dressait sur les murs de la maison où flottait l'odeur de glu et de bois. Au lieu de nous effrayer, ces cercueils, entre lesquels on traînait et dans lesquels on s'enfermait pour s'amuser, étaient devenus des lieux de jeu.

D'ailleurs, la mort est omniprésente dans votre œuvre...
C'est certainement lié à la compagnie précoce des cercueils de mon oncle. La mort ne m'effraye plus, elle chasse le monde mais pas les mots. Je l'imagine, au contraire, comme le début de l'humanité ; les cadavres comme une semence dans la terre et les larmes de deuil presque comme du liquide amniotique. Avec le temps, j'y pense de plus en plus. D'ailleurs, en rangeant mes vêtements d'été, je me suis demandé, avec une ferme résignation : est-ce que je les reporterai ?

Comment s'affranchit-on de la mort ?
Dans mon cas, je sais que je continuerai d'exister à travers mes enfants. Chacun me fera exister à sa manière. Puis, j'ai acheté une concession près de chez moi qui me permettra de reposer dans mon quartier, à côté d'un parc.

Vous avez donc déjà rédigé votre épitaphe...
Oui. « Tu dis lorsqu'il t'arrive de mourir, l'obscurité n'effraye que la nuit et les morts peureux n'ont qu'à rester chez eux en retenant leur noire respiration. »

Comment appréhendez-vous le temps qui passe ?
Plus je vieillis et mieux je vais, dans ma tête. Je suis physiquement fatiguée, la vie à Paris est drainante, mais je me débrouille pour prendre les années à l'envers, en les retranchant à chaque fois qu'elles s'additionnent.

Selon vous, pourquoi, contrairement à la France qui vous célèbre sans cesse, au Liban, on ne vous donne pas la place que vous méritez ?
Je ne sais pas si les Libanais sont au courant de mon œuvre, s'ils sont versés dans la littérature. J'ai l'impression qu'ils préfèrent les gens sur papier glacé à ceux dont les mots sont couchés sur du papier blanc...

Un sentiment d'amertume ?
Non, de toute manière, je ne suis pas sur le terrain. Les Libanais doivent être préoccupés à sortir la tête de l'eau suite à la guerre qui ne cesse de les tirer vers le bas. En tout cas, ce genre d'article me réconcilie avec le Liban !

Qu'est-ce qui vous manque le plus ici, à Paris ?
Le soleil du Liban. En dépit de mon amour pour Paris, j'ai le sentiment de m'émietter en Europe. Il faut avoir un squelette très robuste pour affronter la vie ici.

 

(Lire aussi : Vénus Khoury-Ghata : grandeur et décadence d'une reine noire)

 

 

Comment vous vient l'inspiration, la naissance d'une idée ?
Dans le cas de la poésie, c'est une question d'écriture presque automatique. La poésie, à mon avis, est la cabine téléphonique des morts. Les mots se déversent sans que je puisse les retenir. Pareil pour mes romans. Ce sont des incidents parsemés sur mon chemin qui me dictent presque le contenu de mes romans. Par exemple, lors d'un voyage en Iran, j'apprenais qu'une femme, coupable d'adultère et condamnée par une fatwa, devait être lapidée. J'ai ressenti le besoin de la sauver. Aussitôt, je l'ai fait à ma manière, en me précipitant chez moi pour entamer l'écriture de Sept pierres pour la femme adultère.

Vous déclarez souvent que votre vie est la matière de vos livres...
J'irai plus loin en disant que je n'ai quasiment aucun mérite. Ma vie m'a offert chacun de mes ouvrages.

Comment décrivez-vous le lien avec vos personnages ?
Aussitôt un livre commencé, ils sont tels des bébés qui me réclament sans cesse. Quand j'ai du monde chez moi, je sors très peu, je me frotte les mains en attendant d'être seule pour pouvoir retrouver mon ordinateur et mes personnages. Une fois construits, ils se débrouillent pour m'inspirer le roman, ils parlent pour eux, c'est fabuleux.

Lequel d'entre eux vous ressemble-t-il le mieux ?
Je suis chacun de mes personnages. À quelques différences près, car je puise dans le réel pour ensuite m'en libérer, je suis la femme rouge abandonnant son désert pour devenir top model en Europe. J'ai grandi dans la Maison aux orties, me suis retrouvée dans la Maestra et je suis devenue La Femme qui ne savait pas garder les hommes. D'ailleurs, c'est dans ce roman fondateur que je demande pardon...

Vous avez été récompensée de maints prix, entre autres les prix Guillaume Apollinaire, Mallarmé, Baie des Anges, Renaudot, du Grand Prix de l'Académie française et du Goncourt de la poésie, en 2011. Ce tableau de chasse représente quoi, pour vous, aujourd'hui ?
La France m'a tout donné. Lorsqu'on me donne la Bibliothèque de France, quand je me retrouve dans des colloques en Suède, dans des conférences en Espagne face à des salles combles, je réalise que l'Occident m'a offert tout ce que j'aurais pu désirer.

Pensez-vous être passée à côté de quelque chose, en dépit de votre succès ?
Je suis passée à côté de l'amour. Quand on aime, il ne faut pas épouser. Dès que je deviens la femme de, la femme qui doit nettoyer et donner à manger, il ressort un aspect presque acariâtre de ma personne. Je suis convaincue qu'il faut se contempler pour mieux s'aimer. D'ailleurs, un jour, on m'a dit que la lune n'est belle que vue de loin... Voilà qui résume tout.

Des regrets, donc ?
S'il existait un championnat olympique des regrets, j'en serais la grande gagnante. Cela dit, j'ai réussi à transformer les tragédies en bonheurs. Après mon divorce, j'ai quitté le Liban où je menais une vie mondaine, constamment houssée dans des robes longues, pour me retrouver en Europe où la vie était moins évidente. Un plumeau dans une main, une plume dans l'autre, j'ai dû apprendre à me battre... Entraînée, durant toute ma jeunesse, à cette vie modeste, je m'en suis sortie.

Comment envisagez-vous votre féminité ?
Ma féminité va de pair avec un désir de séduction. Il faut que je plaise. D'ailleurs, à ma mort, je me présenterai devant Dieu ou le diable, je ne sais pas, hissée sur des talons, bien maquillée et les cheveux teints en roux ! Telle que j'ai toujours été.

Que faites-vous quand ça va mal ?
Je fais des confitures. Leurs bulles qui explosent sur le feu doivent sans doute faire éclater quelque chose en moi. Sinon, je jette tout mon amour sur des chats et leurs kilos de poils. Je ne peux dormir qu'avec un chat dans mon lit.

Les chats sont en effet une partie intégrante de votre vie, vous leur avez d'ailleurs consacré un roman, « Cherche chat désespérément »...
À l'âge de 12 ans, ma chatte Lily avait fait pipi sur les bottes de mon père qui, furieux, l'avait tuée d'un coup de pied. Je ne m'en suis jamais remise... Les chats, les enfants, l'écriture et la cuisine, telle est ma définition du bonheur.

Pour quelle cause descendrez-vous dans la rue ?
Je me considère féminine et féministe. Je bataillerai donc pour l'égalité des droits entre hommes et femmes, m'inscrirai en faux contre les violences qu'on fait subir à ces dernières. Cela dit, avec cette vague de #balancetonporc, je trouve qu'on bascule dans une certaine violence qui risque de se retourner contre la cause initiale. Les femmes doivent défendre leurs droits, condamner les abus en acceptant nonobstant le désir des hommes.

Si je devais rédiger la biographie de Vénus Khoury-Ghata, quel titre me recommanderiez-vous ?
« La femme qui aimait beaucoup les mots ». Ce sont les seuls que j'ai su garder.

 

 

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Quel est votre premier souvenir lié à l'écriture ?Je devais avoir 10 ans à peine. Afin de me remémorer un poème, j'avais tenté de le réécrire. Gauche et maladroit, le résultat de cet exercice avait suscité le sarcasme de toute la famille. J'ai aussi le souvenir d'un journal intime que je fermais à clef comme pour en encager les mots et leurs secrets. Mais à chaque fois que j'essayais...

commentaires (3)

Immense talent, générosité et combativité. Une Femme. Une Force.

Sarkis Serge Tateossian

00 h 32, le 01 novembre 2017

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Commentaires (3)

  • Immense talent, générosité et combativité. Une Femme. Une Force.

    Sarkis Serge Tateossian

    00 h 32, le 01 novembre 2017

  • LA POÉSIE C,EST L.AMBROISIE QUI NOURRIT L,AME ET L,ESPRIT... ENCORE FAUT-IL QU,ELLE SOIT INSPIRÉE PAR LA MUSE, ET PAR ELLE SEULE, ET QU,ELLE RESPECTE SES REGLES ET SES LOIS... SINON CE N,EST PLUS DE LA POESIE MEME PRIMÉE !

    LA LIBRE EXPRESSION

    16 h 12, le 31 octobre 2017

  • Quel magnifique confession et quel dommage qu'elle ne soit pas plus lue, aimée et valorisée au Liban.

    Christine KHALIL

    12 h 46, le 31 octobre 2017

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