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Culture - Le grand entretien du mois

Les petits et les grands pas de Georgette « el-Jabbara »

« Je suis une petite histoire de l'histoire du monde arabe. Je suis la fille de la Méditerranée. Je suis née iranienne à Jérusalem, d'un père libanais et d'une mère à moitié française et à moitié espagnole. J'ai grandi au Caire, arpenté de mes pointes résinées les planches égyptiennes, et c'est dans un grand jeté, après maintes pirouettes, que je retrouve le pays d'origine de mes ancêtres ! J'avais 18 ans et toute la vie devant moi pour révolutionner le monde de la danse. Je suis Georgette Gebara. »

De jeune ballerine à danseuse étoile (à gauche en 1970), Georgette Gebara est devenue une icône du ballet au Liban. Photos archives personnelles et « L’OLJ »

Danseuse étoile, chorégraphe de renommée internationale, professeure à l'Université libanaise dans la section art dramatique, celle qui a donné naissance à la première école de danse classique, celle qui fut la référence et la fierté iconique du ballet au Liban, Aurore dans La belle au bois dormant, Cendrillon ou encore Odette dans Le lac des cygnes, dévoile à L'Orient-Le Jour son parcours dans le monde de la danse, son ascension fulgurante, ses petits et grands bonheurs, avec une joie de vivre et un sourire qui soulignent un visage qui n'a rien perdu, soixante ans plus tard, de sa grâce et de sa séduction.

On ne peut pas parler de Georgette Gebara sans évoquer la vie rocambolesque de ses parents. Pouvez-vous nous ramener à ce passé ?
Je suis née d'un couple qui demeure la pierre angulaire de ma vie. La famille de mon père, récompensée pour des services d'ordre économique rendus à l'Iran, se voit octroyer par le chah la nationalité iranienne et s'installe à Téhéran. Peu de temps après, elle émigre en Turquie, à İzmir, pour finalement, suite aux événements tragiques, rentrer en Égypte où le grand-père Gebara était ingénieur sur le projet du canal de Suez.
Grand mélomane (d'où ma passion pour la musique classique), mon père dirigeait une station de radio très populaire au Caire. Son dévouement et sa passion pour la musique le rendaient inventif, presque magicien. À l'époque où les 78 tours offraient deux faces A et B, il lui fallait, pour émettre sans coupures des opéras entiers, se munir de deux copies et jongler entre elles pour ne pas avoir à retourner le disque. Il ne se doutait pas qu'il avait une fervente auditrice : ma mère. Elle possédait une petite radio et écoutait religieusement ses émissions. Fascinée par sa voix, et armée de l'audace et du cran dont seule la jeunesse est capable, elle se rend chez lui et lui dit : « Vous avez tout sauf une émission pour les enfants. » Et c'est ainsi que pour la première fois au Moyen-Orient, une émission pour enfants voyait le jour et une idylle amoureuse avec.

Comment vos parents ont-ils débarqué en Palestine ?
L'État égyptien décide de fermer les radios privées et d'établir une seule radio officielle. Mon père, flanqué de cette petite jeune fille audacieuse, rejoint la radio de l'État. Sauf que le gouvernement britannique visionnaire en matière de talents leur offre un poste en Palestine (à l'époque sous mandat) pour réorganiser une station majeure à Jérusalem. Et les voilà mariés, diffusant des concerts dirigés par Arturo Toscanini ou kidnappant ceux d'Oum Kalthoum en live et en dépit de tous les interdits. Quand, après une nuit mouvementée en rêves prémonitoires, ma mère le somme de tout abandonner – les hommes de l'époque écoutaient les femmes – ils décident de quitter la Palestine. Il a dû se déguiser en bédouin après avoir obtenu une permission du 10 Downing Street, pour rentrer au Caire. Un mois plus tard, en ouvrant le journal, mes parents apprennent que leur studio avait été bombardé et leurs vies sauvées. C'est à partir de là que mon père a pris la décision de ne plus jamais contredire ma mère. Je ne pouvais pas lui donner raison. Je n'avais que quelques mois !

À quoi ressemblait votre enfance avant que la danse ne vous accapare ?
Mon enfance a été égyptienne, mais mon éducation anglaise. Je fréquentais l'école anglaise et dansais déjà depuis toute petite. Ma mère m'avait inscrite au cours de ballet classique à l'école de Mme Nichols deux fois par semaine. Une Allemande à qui je dois tout. Mais celle-ci en avait décidé autrement : « Madame, avait elle-dit à ma mère, je voudrais avoir votre fille en classe de danse tous les jours, débrouillez-vous. » Ce ne fut pas très laborieux. J'étais une enfant surdouée. À l'école, je dormais par ennui d'avoir déjà tout appris et tout lu dans les yeux et les livres de mes parents. À 14 ans, je termine mon cursus scolaire avec les honneurs en ayant toutefois crié victoire trop tôt. Aucune université n'allait désormais m'accepter. J'étais beaucoup trop instruite peut-être, mais beaucoup trop jeune surtout. J'entreprends alors de faire mes études universitaires par correspondance à l'Université d'Oxford et obtiens mon diplôme en lettres françaises et anglaises. Quant à la danse, pour mon premier spectacle au Caire, je décroche les six rôles les plus importants et me produis devant le représentant du président Mohammad Naguib. Le hasard fera plus tard que je donne mon dernier spectacle en Égypte face à Gamal Abdel Nasser. Je venais d'avoir 18 ans.

Quel a été votre premier contact avec la danse classique à Beyrouth ?
De retour à Beyrouth, suite à la nationalisation du canal de Suez, mes parents ont beaucoup galéré pour obtenir leur passeport libanais. À l'ambassade d'Iran où ils s'étaient rendus pour se désister de leurs papiers iraniens, l'employé les avait regardés interloqué et avait rétorqué : « Quand on naît iranien, on meurt iranien. » Les questions de papiers ne m'intéressaient pas, seuls les rubans que j'enroulais autour de mes chevilles, la résine dont je frottais mes pointes et les épingles qui labouraient mes cheveux me préoccupaient. À l'école de Mme Sylva où je m'étais inscrite, celle-ci m'avait toisé étrangement en demandant à ma mère : « Êtes-vous sûre, Madame, que votre fille pourra intégrer le cours avancé ? » Dans la classe où l'on me plaça, le professeur ne prit pas plus de vingt-quatre heures pour convoquer la directrice et lui annoncer : « Une classe spéciale devrait être mise en place pour cette petite. Son niveau est beaucoup trop fort. » Pour le remercier, j'acceptai de l'épouser à la fin de l'année dans le spectacle où j'étais Cendrillon et où il était mon prince charmant. J'avais obtenu le premier rôle et je l'interprétais avec fierté et bonheur devant une grande dame, la Première : Zalfa Chamoun. J'avais l'âge ou l'on commence à rêver.

Comment êtes-vous passée d'élève à professeure ?
Forte de mes diplômes, j'ai été engagée pour être assistante et secrétaire exécutive aux Nations unies à Beyrouth. Si vous fouillez dans les archives de cette organisation devenue plus tard l'Escwa (Commission économique et sociale de l'ONU pour l'Asie de l'Ouest), vous trouverez probablement mes initiales au bas des correspondances les plus confidentielles de l'époque. Mon emploi du temps était chargé. Je travaillais le matin, j'enseignais l'après-midi cinq heures durant, je dansais le soir jusque tard la nuit... Mais ce train de vie a eu raison de mon endurance. Dans les années 60, le décès de mon père accéléra ma décision. À la grande question que je me posais depuis un moment : Georgette, que comptes-tu faire de ta vie ? il n'y avait plus l'ombre d'un doute. L'idée d'ouvrir ma propre école germait en moi. Je m'attelais à la mettre à exécution et... fondais l'École libanaise de ballet en 1964 à Hamra. En 1972, j'inaugure ma deuxième école à Tripoli, et en 1985, j'ouvre la troisième à Zouk Mosbeh. Ces écoles verront passer les plus grandes compagnies de danse du monde : Maurice Béjart, le ballet de Biarritz ou encore le Kremlin State Ballet. J'avais l'âge où je m'assumais.

 

(Pour mémoire : Georgette Gebara se souvient...)

 

Vous parlez six langues, ce qui à l'époque n'était pas très courant. Comment les avez-vous apprises ?
Pour apprendre une langue il faut compter sur trois facteurs : la famille, l'école ou les amours. J'ai expérimenté les trois. J'ai appris l'espagnol avec ma mère, le grec avec ma grand-mère, l'anglais, l'arabe et le français à l'école ; l'italien entre deux flirts – Le Caire était une ville très cosmopolite à l'époque. Mais la langue que je parle le mieux reste la langue du corps. Celle que je dois, certes, à mes professeurs mais surtout à ma propre détermination, mon obstination, ma persévérance et ma ténacité. Celle qui m'a permise d'écrire la plus belle de toutes les histoires.

À votre avis, le talent suffit-il pour réussir dans ce métier ?
Le talent est comparable à un iceberg. Vous n'entrevoyez qu'une mince partie, celle qui s'offre à vos yeux sur la scène d'un théâtre. Tout le reste est dissimulé. Sous l'eau se cache la patience qui nargue la ténacité, qui tente de faire un pied de nez à la souffrance physique, qui taquine les défis ; lesquels souvent s'accompagnent de déceptions. La vie des danseuses étoile est surtout très brève, et il est très difficile de pouvoir battre le temps. Mais une fois que la magie opère et que le moment est venu de laisser au spectateur le plus beau des souvenirs, sachant que vous avez atteint les sommets, il faut avoir le courage de quitter la table. J'ai écouté Charles Aznavour et j'ai appliqué son célèbre refrain. Contrairement à lui ! Ne pas détruire ce que l'on a construit de plus sublime en partant sur la pointe... des pointes, voilà la difficulté.

Et votre départ de la scène, il s'est fait comment ?
Par surprise ! Je présentais un spectacle à la Maison du Futur où parmi les spectateurs se trouvait le président Amine Gemayel. L'une de mes scènes portait comme titre «L a dernière répétition ». Je déposais à la fin du morceau mes pointes sur une chaise en faisant, d'un geste de la main, signe à l'une de mes danseuses de venir les récupérer et de prendre ainsi la relève. À la sortie du spectacle, j'ai été assaillie par mes proches et amis qui, les larmes aux yeux, me demandaient : « Ainsi, tu ne nous avais rien dit ? » C'était mon adieu à la scène, face au président de la République. Alors que mon entrée sur scène des années auparavant s'était faite devant la Première dame. Le hasard vous joue de ces tours... à tous les âges.

Comment votre histoire avec le théâtre libanais s'est-elle enclenchée? Et pourquoi le théâtre libanais est-il unique en son genre ?
Le théâtre libanais est le seul et unique théâtre arabe depuis les années 60 qui a incorporé la gestuelle, le mouvement et la danse dans ses mises en scène. Ce qui me fait de la peine, c'est que très peu de metteurs en scène en parlent. C'est un aspect du théâtre arabe unique, nous étions les seuls dans les festivals du monde arabe à Carthage ou à Bagdad à présenter des pièces, où la danse supplantait le dialogue. Pour la représentation de Charbel à Rome, à l'occasion de sa béatification, certains dialogues avaient besoin d'être renforcés, alors on incorporait des mouvements de danse. J'ai à mon actif 41 pièces de théâtre avec les plus grands metteurs en scène, en arabe, en anglais, en français et même en arménien. Pour Le retour d'Adonis de Gabriel Boustany, une pièce mise en scène par Michel Ghorayeb avec Paul Mattar, jouée à l'occasion de l'inauguration du théâtre de Beyrouth, les danseurs étaient ceux de ma troupe. J'avais choisi une musique d'un certain Pierre Rabbat spécialiste de la contrebasse pour en faire des distorsions et renvoyer à une ambiance de mythologie grecque. J'avais l'âge où l'on osait...
-Vos pas vous ont portée très loin, même jusqu'au pays du Soleil-Levant ?
Je n'ai pas été au Japon. C'est lui qui est venu à moi...À travers The Japan Foundation, une succursale du ministère de la Culture de ce pays qui choisit des personnalités d'un certain niveau pour le représenter. C'est ainsi que j'ai été choisie, honorée et comblée. Mon voyage a été une expérience mémorable.

Quel est votre rôle à l'Unesco aujourd'hui ?
L'Institut international du théâtre, qui est une institution de l'Unesco fondée il y a 70 ans, avait des centres partout dans le monde. J'étais membre du Centre libanais. Chaque deux ans, cet institut organisait un congrès dans un pays différent. Après la guerre (du Liban), il organise un congrès au Venezuela, où j'ai été représenter le Liban. Je n'avais aucune idée de ce que c'était. Je ne connaissais que le secrétaire général avec qui j'étais en correspondance durant les longues années de guerre. Je m'installe à une table, je me présente, sans savoir que j'étais à la table du Comité de danse. Les membres me proposent de me présenter à la tête du Comité de danse international en me donnant l'unanimité des voix. Je deviens secrétaire générale et j'introduis ainsi la Journée internationale de la danse au Liban. J'avais l'âge de la reconnaissance...

Quel est votre plus beau souvenir de danseuse ?
La réponse va vous surprendre. Mon plus beau souvenir n'est pas sur les planches mais bien des années plus tard. Depuis toute jeune, j'étais fascinée par la danseuse étoile cubaine Alicia Alonso, celle que l'on surnommait « la prima ballerina assoluta », c'est-à-dire la ballerine absolue. J'étais tellement fascinée, qu'à chaque fois que je prenais un vol 747, dont les avions étaient connus à l'époque pour être souvent détournés vers Cuba, je priais pour que cela m'arrive et que je puisse aller voir mon idole. Alicia Alonso, après des problèmes de décollement de rétine, se retrouvera aveugle en fin de carrière. Par le plus heureux des hasards, j'étais invitée il y a un mois à Ségovie pour une cérémonie où l'on devait lui rendre hommage. Dans ma vie, j'ai embrassé la main de ma mère sur son lit de mort, de ma belle-mère quand elle a pris la place de ma mère décédée et d'Alicia Alonso. Je lui chuchote : cela fait 60 ans que je rêve de vous rencontrer, elle me répond : « And now we've met. » Aucune reconnaissance, aucun hommage, aucun prix honorifique ou autres titres ne valaient plus que ce contact charnel entre deux paumes ravagées par le temps mais qui ont su se reconnaître. J'avais l'âge de la nostalgie enfin gratifiée...

Un regret ?
Aucun, ce sont plutôt de petites brûlures dans mon cœur ou des rendez-vous manqués. J'aurais voulu apprendre à parler l'araméen, pour mieux comprendre la Bible. J'aurais voulu savoir piloter un avion. J'avais même contacté un aéroclub à la Békaa pour prendre des cours mais la guerre a éclaté, et je me suis contentée de voler sur scène. Je n'ai pas, non plus, parlé l'araméen, mais j'ai parlé la plus belle des langues. Les langues sont des clés, vous savez. Elles sont des instruments qui ouvrent les portes et qui peuvent aussi les fermer...Le secret est de savoir les utiliser, sinon elles restent un bruit désagréable au fond d'une poche. J'ai eu les bonnes clés et j'ai réussi à ouvrir les bonnes portes... Aujourd'hui, peut-être que j'ouvrirai un cahier aux feuilles blanches pour raconter ma vie. Je suis un drôle de phénomène, vous ne trouvez pas ?

 

 

Pour mémoire

Danses sur un cratère de volcan en feu

Danseuse étoile, chorégraphe de renommée internationale, professeure à l'Université libanaise dans la section art dramatique, celle qui a donné naissance à la première école de danse classique, celle qui fut la référence et la fierté iconique du ballet au Liban, Aurore dans La belle au bois dormant, Cendrillon ou encore Odette dans Le lac des cygnes, dévoile à L'Orient-Le Jour son...

commentaires (4)

Georgette Gébara! In autre soleil dans notre pays qui en a tant besoin.

Wlek Sanferlou

16 h 17, le 02 septembre 2017

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Commentaires (4)

  • Georgette Gébara! In autre soleil dans notre pays qui en a tant besoin.

    Wlek Sanferlou

    16 h 17, le 02 septembre 2017

  • Quel personage fascinant ! On devrait faire un film avec sa biographie .. J'aimerais beaucoup la rencontrer . Est-ce possible ?

    Danielle Sara

    17 h 54, le 01 septembre 2017

  • SON COMPAGNON DE DANSE ÉTAIT L' ACTEUR GEORGES CHALHOUB.

    Gebran Eid

    13 h 17, le 01 septembre 2017

  • JE SUIS NEE IRANIENNE A JERUSALEM... DIT-ELLE... D,UN PERE LIBANAIS ET D,UNE MERE MOITIE FRANCAISE ET MOITIE ESPAGNOLE... ELLE LAISSE ENTENDRE QUE SON PERE NATUREL EST IRANIEN !

    LA LIBRE EXPRESSION

    09 h 45, le 01 septembre 2017

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