Gérard D. Khoury, l’interprète simultané du Liban et de la France

L'historien et romancier franco-libanais Gérard Doumit Khoury est décédé à l'âge de 79 ans, le 27 octobre. Auteur notamment de Mémoire de l'aube et de La Maison absente, il a fortement contribué à l'écriture de l'histoire moderne du Proche-Orient, du Liban sous mandat en particulier. La France et l'Orient arabe, naissance du Liban moderne, paru en 1993, ainsi que son livre sur Robert de Caix, publié il y a une dizaine d'années, constituent des documents majeurs pour la compréhension de la présence française au Proche-Orient, au lendemain de l'effondrement de l'Empire ottoman. Qui était Amédée Robert de Caix de Saint-Aymour, dont le nom à lui seul est tout un programme ? Chargé par Philippe Berthelot, en 1919, d'assister le général Gouraud et de négocier avec l'émir Fayçal, cet ancien journaliste, devenu diplomate au lendemain de la Première Guerre mondiale, a œuvré, jusqu'en 1923, en faveur d'un morcellement des territoires arabes. Au terme de recherches méthodiques dans les archives de la famille de Caix, Gérard D. Khoury dresse le portrait inédit d'un homme et d'une vision coloniale qui n'est pas sans rappeler, huit décennies plus tard, les arrière-pensées de la funeste entreprise américaine des guerres d'Irak. Aussi attentif à débusquer les raisons du retard historique des Arabes au XXe siècle qu'à dénoncer les politiques israélo-américaines dans la région, Gérard D. Khoury a réussi à tenir sur des positions courageuses et cohérentes qui ne cédaient pas davantage au communautarisme qu'au dogmatisme. Le grand paradoxe de son parcours est d'avoir physiquement rompu avec son pays sans l'avoir jamais quitté. Sans avoir jamais renoncé à comprendre les raisons de ses défaites et de son charme. Volontairement exilé à l'âge de 34 ans, en 1973, pour s'installer en France, à Aix-en-Provence, dans une maison et un paysage qui lui rappelaient son pays, il s'est tourné vers la psychanalyse, en entreprenant un travail avec Erich Fromm. De cette rencontre a également résulté un livre d'entretiens qui se sont déroulés au cours des années 1978/79 ; Revoir Freud fut publié trente ans plus tard, chez Armand Colin. Il a par ailleurs créé avec Shafic Abboud, au cours des années 80, de grands et magnifiques plats de céramique. Son amour de l'art était indissociable de son sens de la saveur, de la couleur, du goût. Il était aussi esthète que terrien, aussi décalé – d'une autre époque – que pionnier au plan intellectuel, aussi heureux de vivre qu'angoissé par ce qu'il appelait « la finitude ».
C'est en 1969 qu'il épouse Marie Guilguet, avocate puis magistrate française, dont il a deux filles, Marielle et Arlene, toutes deux dans le domaine de l'art, l'une de la musique, l'autre de la danse. Tout au long de sa vie, Gérard s'est entouré de figures fortes et passionnantes, telles que Georges Duby, Maxime Rodinson, Philippe Jaccottet, William Christie, Manuel de Diegez, Jean Soler... Plus près de nous, Georges Schéhadé, Huguette Caland, Ghassan Tuéni. Avec ce dernier, ainsi qu'avec Jean Lacouture, il a co-écrit Un siècle pour rien en 2000. Il s'apprêtait à publier, chez Albin Michel, avec son éditrice et amie Hélène Monsacré, un ouvrage majeur sur Louis Massignon, dont on espère qu'il verra le jour. Sa jovialité, son extrême curiosité, sa culture, son goût de la beauté, de la musique, sa voix de baryton ont été gagnés à la toute fin de sa vie par une immense mélancolie qui n'est peut-être pas sans rapport avec cette chose qui, à la dernière minute, nous échappe et se retourne contre nous quand nous sommes trop sûrs de l'avoir analysée, maîtrisée. Nous avons été liés, Gérard et moi, par une amitié indéfectible qui aura duré un demi-siècle ou presque.

Dominique EDDÉ