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Liban - Vie, mode d’emploi

74- Le salut par le politique (3)

L'objecteur que je porte, comme chacun, en moi proteste :
« À la vieille lune du salut, voilà que tu accroches cette autre vieille baudruche qu'est le politique en croyant qu'un simple changement d'article réussira à blanchir un passé plus noir que la Nuit de Cristal et celle des Longs Couteaux mises ensemble. Qui voudrait, je ne dis pas décrocher, mais seulement s'éclairer à cette lune ? »
Et pourtant !

J'ai sous les yeux un livre de Hannah Arendt dans lequel il n'est question que de salut, spécialement de celui de l'homme moderne et à qui il n'est pas demandé, pour l'obtenir, de revenir aux « ténèbres » moyenâgeuses. Séduite par la démonstration, je vais quitter mon costume épisodique de bouffon et revêtir mon sérieux professoral habituel pour expliquer comment il est possible de se sauver en ces temps d'extrême détresse politique. Il ne s'agit pas de prendre ses jambes à son cou ou de se suspendre aux cordes du vent mais de s'asseoir, mentalement, sur un banc de classe et d'écouter la leçon d'une femme de génie.

Le premier à devoir être sauvé est le travailleur, c'est-à-dire l'homme enfermé dans le cycle de la production-consommation. Car, précisément, et a contrario de ce que nos temps de productivité à outrance nous poussent à penser, il n'est plus tellement homme, ce laborieux : pareil à une bête de somme, il s'épuise pour assurer sa pitance et à peine l'a-t-il dévorée qu'il doit de nouveau se remettre à la peine. À croire qu'il travaille seulement pour se donner les forces nécessaires lui permettant de continuer à s'échiner ou que ce qu'il produit doit au plus vite disparaître afin d'être reproduit !

Ce serait comme si vous entendiez les plaintes de la ménagère qui, ayant tout juste débarrassé la table du déjeuner, s'affaire déjà à préparer le goûter, puis le dîner, puis se jette sur sa couche pour se refaire des forces et tout reprendre da capo. Et ce serait aussi comme si vous voyiez les grands bacs des magasins remplis à ras bord sur lesquels on a écrit « Tout doit disparaître », et que le lendemain vous constatiez qu'ils sont effectivement vides et le surlendemain remplis avec le même écriteau. Le tonneau des Danaïdes a cessé donc d'être un châtiment d'exception, il est devenu la condition de l'homme et de la bonne marche du marché.

De cette apparition-disparition des biens de consommation, l'homme ne peut se sauver qu'en se souvenant qu'il n'a pas seulement un corps pour suer et manger, mais aussi des mains grâce auxquelles il peut fabriquer des outils pour alléger son labeur et des œuvres de beauté pour éblouir ses yeux. Grâce à ceux-ci et à ceux-là, il crée un monde, le sien, qu'il habite, qui lui devient familier et qui dure. Ô belle temporalité humaine qui nous délivre du corps vorace qui, indéfiniment, engloutit tout et en redemande ! Mais qui délivrera, à son tour, l'homme qui fabrique de cette manière de tout instrumentaliser qu'il a acquise dans le monde de l'outil, de l'utile et du bien-être ? Au lieu de s'extasier devant les belles forêts, le voilà qui compte les lits ou les tonnes de papier à en tirer, et dans les cascades bondissantes, il ne voit plus que des kilowatts faisant tourner des turbines et débiter lits et papier !

Le sauveur est alors chaque homme qui, acceptant la chose publique, agit, parle et prend ainsi le risque de s'exposer au regard d'autrui ; chaque homme qui, introduisant du nouveau dans le monde par sa seule naissance, fait aussi advenir de l'inédit par son action : une histoire et quelquefois de la grandeur. Ô belle immortalité quasi divine rendue possible par la mémoire et la renommée, à laquelle certains mortels aspirent plus qu'à la vie ! Et de l'assemblée des hommes libres dialoguant pour se connaître, se persuader et se distinguer, surgit une puissance devant laquelle cèdent la force des plus forts, la force des tyrans.
Car le plus grand des miracles est cette nouvelle qui fut annoncée dans une nuit bien noire elle aussi, consignée dans un Livre pour l'éternité, mais qui se répète avec le même émerveillement pour chaque homme qui vient au monde : « Un enfant nous est né ! »

L'objecteur que je porte, comme chacun, en moi proteste :« À la vieille lune du salut, voilà que tu accroches cette autre vieille baudruche qu'est le politique en croyant qu'un simple changement d'article réussira à blanchir un passé plus noir que la Nuit de Cristal et celle des Longs Couteaux mises ensemble. Qui voudrait, je ne dis pas décrocher, mais seulement s'éclairer à cette lune...

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