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Culture - Le grand entretien du mois

Marcel Khalifé : Moi je combats la barbarie par la musique, je n’ai pas le choix...

Le barde et héraut du monde arabe : soixante-six ans, silhouette menue, articulations fines et une barbe blanche de pope rattrapé par un âge vénérable. Sa musique, sa voix et son oud ont envoûté les Libanais et le monde arabe*. Bien avant que la guerre n'éclate, il a été l'écho ravageur d'une cause qui s'est effilochée avec le temps et les querelles de chapelle. Mais sa présence est incontournable tant sa musique, son chant, ses compositions, à multiples embranchements, tiennent bien la route.

Photo D.R.

L'homme est avenant, romantique et simple. Sans forfanterie, il a la voix calme et feutrée, les propos mesurés mais sans concessions, la confidence généreuse, le goût accentué pour les mots (l'écriture est dans son sang !), le regard étincelant dès qu'il s'agit de partitions, de poésie, de justice sociale. C'est à Byblos, face à la mer et à proximité de Amchit, sa terre natale, d'élection et de prédilection, qu'on l'a rencontré. Pour mieux (re)découvrir un parcours tumultueux, une carrière au sommet, l'homme et l'artiste, mari, père et grand-père comblé.

 

Quel est le premier moment où la musique a surgi dans votre vie ?
La première sensation que j'ai sentie, c'était la voix, la vibration. Un timbre m'impressionne toujours. Et puis à quatre ans, tenant l'ourlet de la robe de ma mère, j'allais à l'église. L'autel était loin car on s'asseyait aux dernières rangées. Et là, ce fut l'éblouissement devant les chants liturgiques. Et mon premier rapport, tout en émotion, à la musique. Ensuite, chez les frères maristes dont je fréquentais l'école, c'est l'harmonium de frère Fernand qui m'a envoûté. Et puis vient la chorale dont j'étais le soliste à Mar Elicha. Les messes à quatre voix, où, pour moi, il n'y a pas de dichotomie entre Orient et Occident, m'ouvraient les portes du firmament et de la voie lactée...

 

Vous êtes compositeur, chanteur, oudiste. Où va votre préférence ?
Il y a des précisions à faire. Je suis allé à la musique un peu par hasard. D'abord je n'ai pas choisi le oud. Au départ, il y avait une difficulté financière. À force de taper, dès mon plus jeune âge, sur les casseroles, la table ou tout objet qui tombait sous mes mains, pour faire des sons, du bruit et en tirer rythme, cadences ou une sorte de mélodie, ma mère a compris l'urgence de la musique. « Cet enfant doit jouer d'un instrument », avait-t-elle dit d'un ton péremptoire. Mon père ne l'entendait pas de cette oreille. Il me voulait avocat, médecin, instituteur. Mais musicien ? Pas convenable ! Alors, on a opté pour l'instrument le moins cher et cela a été le oud. Vingt-cinq livres libanaises à l'époque, je crois. Immédiatement, j'en ai pincé les cordes et me suis mis à jouer. Les veillées du soir au village étaient dès lors animées. Mon premier prof fut un gendarme, à la retraite, de la région. Trois mois d'enseignement et j'étais bon pour des études sérieuses et académiques. Très vite, j'ai été guidé vers le Conservatoire (deux fois par semaine) où c'était une épopée que d'y arriver. Autre temps, autre préoccupation, autre sens de la locomotion... Mais le oud a été ma lumière. D'ailleurs j'ai totalement changé l'utilisation et l'identité de cet instrument. En attestent mes œuvres qui lui sont dédiées : Jadal, Concerto Andalus, Takassim... Quant au chant, cela a été un pur hasard. Dans mes moments de loisir et d'ennui, j'ai lu les poèmes de Mahmoud Darwich. J'en ai aimé la force, la teneur et la densité. C'est Karim Mroué qui a été le sésame pour ma carrière. À la fête de l'Humanité, le Parti communiste français avait ce qu'on désigne par Le chant du monde. Alors on a invité le public à écouter ce genre de musique, la mienne, qui sortait du rang ! Et c'est ainsi qu'ont eu lieu les premiers enregistrements, outre Ajaeb wa Garaeb pour Caracalla, de Oummi, Rita, Promesse de la tempête et Passeport. Je ne savais pas que ça allait être le pain quotidien des gens....

 

(Pour mémoire : Suivre Marcel Khalifé jusqu’au bout de son paradis perdu)

 

En jetant un regard en arrière, sur votre longue carrière, quel est votre bilan professionnel, sentimental, affectif ?
Pas un seul moment je ne serai professionnel. J'aime toujours m'amuser. D'abord pour me plaire et me faire plaisir à moi-même ! J'ai le sens du ludique. Tout en donnant des concerts dans les plus grandes salles au monde, Sydney, Mascate, Albert Hall, Scala de Milan, j'ai la rigueur au travail mais je veux surtout satisfaire une dimension personnelle de divertissement.

 

Pourquoi avez-vous choisi de chanter Mahmoud Darwich ? Quel lien entretenez-vous avec la poésie ?
Je l'ai expliqué, c'est un peu par le hasard des jours et des événements que j'ai chanté Mahmoud Darwich. Mais pas seulement lui, même si cela s'est incrusté dans la mémoire du public. Je nomme aussi Khalil Hawi, Joseph Harb, Ounsi el-Hajj, Chawki Bazzih, Mohammad el-Abdallah, Talal Haidar, Adonis, Abbas Beydoun... Et ce n'est pas une liste exhaustive. Il y a aussi les textes de Boutros Rouhana, Nicolas Daniel, Abido Bacha... Je lis, pour ma sensibilité et la musicalité universelle des mots, des poètes de diverses origines : Neruda, Nazem Hikmet, Lorca. Je savoure les paroles de Brassens et de Brel. Ce n'est pas pour sa musique que Bob Dylan a eu le prix Nobel mais pour le poids et la force de ses textes. J'aurai sans doute pu être un poète. Je suis sensible au rythme, à la rondeur, à la chute, à la portée des mots. L'écriture est importante et je la ressens. Le poète est non seulement celui qui écrit de la poésie. Cette année je vais d'ailleurs publier mes écrits sur la musique, les voyages, les rencontres. Cela s'appellera Hadith al-Zakira (Le discours de la mémoire).

 

Quel est le compliment qui vous a comblé ? Et la critique qui vous abattu ?
La critique n'a guère été tendre pour moi et a été caustique depuis le début. On a écrit que j'ai entrepris un saccage dans la musique arabe. Ça ne m'a pas détruit, je ne m'en suis pas fâché. Pour le compliment, il y a cet événement qui explique tout. Après une tournée de cinq mois en Amérique, on a crée à Nabatiyeh un hôpital pour le Secours populaire. Je me préparais à dire un mot. Une vieille femme, mère de quatre martyrs, prend le micro, m'embrasse et me dit « tu es mon fils ». J'en étais si ému que j'ai ramassé mes papiers et suis redescendu de l'estrade. C'est mon plus beau compliment !

 

(Pour mémoire : Marcel Khalifé, le musicien toujours debout)

 

Quel souvenir gardez-vous de vos procès ? Quelle leçon en avez-vous tiré ?
Si quelqu'un me dit : celui-là a tué votre père, je ne le condamne pas à mort. Je ne suis fâché de personne : je savais qu'il y avait des causes religieuses, politiques. Si vous ne partagez pas mes opinions, je ne vous supprime pas pour autant de mon cercle. Je n'ai pas de rancune ou de rancœur vis-à-vis de personne. Pour tout ce qui m'a éloigné de mon pays, de ma famille, de mes amis. Il faut se garder de la guerre. Le vainqueur est vaincu.

 

Vous êtes un chanteur engagé. Comment vous définissez-vous ?
Oui, je suis un artiste engagé. On ne peut pas vivre sans engagement. La question philosophique dans la vie, c'est la politique, dans le sens d'organisation. La gauche ? C'est la pensée, le progrès, l'évolution...

 

Comment définissez-vous la musique? La liberté, le bonheur ?
J'aime ce qui est avant et après la musique. J'aime le silence, avant la vie et la mort. La musique commence par la note du silence et se termine avec le silence. La liberté ? Je l'ai cherchée partout et dans tous mes travaux mais je ne l'ai pas trouvée. La liberté, c'est comme l'impossible mais l'impossible existe... Le bonheur ? C'est l'amour. Vaste mot. Je vis l'amour. Si le monde peut se passer de la guerre, on serait au plus profond de l'Univers...

 

Quelles sont vos sources d'inspiration ? Vos ambitions ?
Pas la musique ! La nature, les promenades, les arbres, le soleil, le désert... La lecture (philo, littérature, poésie et mon livre de chevet est celui de Wadih Saadé), l'amour, être dans la vie. Je travaille avec amour jusqu'à la fatigue. Et cette fatigue, je l'aime ! Du signe astral de Gémeaux, je suis pour une musique populaire, ethnique, sans frontières. Pour ce qui est de mon ambition j'aimerai faire un film de cinéma où la musique, omniprésente, est l'axe fondamental, le squelette et la charpente.

 

Quel est votre défaut ? Ce que vous ne supportez pas chez les autres ?
J'ai beaucoup de défauts. Et c'est parce que j'ai des défauts que j'ai écrit et fait de la musique. Je suis sans mesure ! La musique est la thérapie de tous mes défauts imaginaires. Je ne supporte pas l'avarice, l'arrogance, l'orgueil. Je suis pour l'humilité et la simplicité, sources de sérénité.

 

Êtes-vous sensible à la vie politique au Liban, aux pays arabes ?
Il n'y a pas de citoyenneté patriotique. Les communautés ne font pas une nation. Il est temps d'abolir le communautariste et de passer à la laïcisation de l'État. Que les hommes de Dieu s'éloignent de la politique. Il y a beaucoup de problèmes au paradis, qu'ils nous laissent la Terre...

 

La musique peut sauver le monde ? Que peut-elle face à la barbarie ?
Moi je combats la barbarie par la musique. Peut-elle la vaincre ? Oui ou non, je n'ai pas le choix. Je resterai un musicien qui se bat pour la paix et la vie. Mes rêves sont grands et impossibles. Mais je veux croire en cet « impossible »...

 

Si vous n'étiez pas compositeur, chanteur, oudiste, que seriez-vous ?
Peut-être berger dans les montagnes. Peut-être ma retraite sera comme ça. Je serai dans la nature, je m'occuperais des arbres, j'élèverais des chèvres, des poules...

 

Un lieu pour vous ressourcer ?
Amchit, mon village. J'en ai été privé vingt ans durant. Ici je sens l'odeur de mes parents, je revois mon école, mon église où la musique et la spiritualité m'ont emmené ailleurs... J'aime Paris aussi où mes enfants, Rami et Bachar, ont vécu ainsi que mes petits-enfants français qui grandissent... Beyrouth m'a gardé. Mes enfants y sont nés. C'est la guerre et la lumière. Et puis il y a Byblos, l'éveil à l'histoire, la patrie...

 

Une devise ?
Avec la mort, l'amour ne finit pas. Si les amants se séparent, l'amour reste. L'amour reste car seuls les humains se séparent.

 

Est-ce qu'il y a un ADN familial pour la musique chez vous, comme chez les Bach ou les Strauss ?
Pas étonnant que la musique nous place tous en une même bulle, ma femme Yolla, mes enfants Rami et Bachar. C'est notre oxygène à tous. On s'est groupé et soudé malgré cris et chamailleries. Et chacun a farouchement gardé sa personnalité et son indépendance. Musicales !

 

Quel est le secret de votre forme physique ?
Le sport. La marche. Une vie équilibrée. Le corps est un contenant de l'âme et de l'esprit. J'aime le traiter en toute sérénité. Ma barbe est blanche et je ne la teins pas ! J'aime par-dessus tout l'enfant en moi. On ne peut faire taire ni le temps ni l'âge...

*Il sera ce soir sur la scène du Summer Misk Festival, à Beit Misk, accompagné au piano de son fils Rami Khalifé.

 

Pour mémoire

La promesse de douce « tempête » de Marcel Khalifé

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