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Liban - La vie, mode d’emploi

58 - Le salut par l’oubli

Dans l'une de ses considérations intempestives et tempétueuses, Nietzsche déclare que l'animal, libéré du temps et donc du passé, jouit d'un avantage sur l'homme, et il assure : « Dans le plus petit comme dans le plus grand bonheur, il y a toujours quelque chose qui fait que le bonheur est un bonheur : la possibilité d'oublier. »
Mais qui peut commander au souvenir ? Il est toujours à l'attaque : de front, dans le dos et même dans le sommeil. Les lois qui ont fait la guerre moins inhumaine, il les ignore souverainement. L'humain, lui, il ne le connaît que tourmenté et il continue, en toute bonne conscience, à l'humaniser. N'espérez donc pas qu'il vous épargnera, désarmé, pantelant et blessé. Au contraire, il retournera mille fois le couteau dans la plaie, car il voit dans cette image une belle invention humaine digne d'être célébrée.
Vous croyez le noyer dans le fleuve du temps et il surnage, miaulant à vous fendre le crâne. Il vous donne des coups de boutoir du matin au soir. Tout est prétextes, occasions, résonances, échos et clins d'œil. Vous allez à la fête du jour tout neuf, le cœur palpitant d'attente, et il a déjà déroulé son ancien script avec chausse-trappes à chaque ligne. Telle glissade, il ne vous la rappelle pas comme si elle remontait à un lointain passé ou comme si c'était hier, mais pour que vous la reviviez au présent, dans ses moindres détails; il vous en fournit même des inédits, tenus en réserve pour le moment où vous jugerez, à bien peser les choses et surtout à ne rien épargner pour sauver votre journée, que ce n'était pas si terrible ni si humiliant ni si mémorable. Il a la libéralité de qui n'a pas peur de jamais manquer de ressources : toujours tous les plats sur la table pour se resservir et s'en repaître jusqu'à la nausée.
« Et cette petite remarque amuse-gueule, elle n'était pas aussi innocente que vous l'avez dit ou essayé de le croire ; elle avait juste le piquant qu'il faut pour épingler autrui et vous découdre une conscience bien ficelée. Reprenez un peu de ce fiel au goût de miel que vous avez eu sur la langue un jour de grande confiance et de main sur le cœur. Comptez bien les cerises sur le gâteau de chacune de vos déconvenues et si ce sont des noyaux qui vous restent, les cracher ne servirait à rien : ils ont déjà poussé grands arbres et sont en passe de devenir forêt à sangliers. Cette histoire faisandée n'avait-elle pas, au moment où vous la savouriez, un incomparable fumet et ne pressiez-vous pas vos commensaux de l'apprécier ? Et ces raisins qui agacent maintenant vos dents, ne dites pas qu'ils ont été cueillis dans le verger de vos parents, parce que verts, sauvages et hors de portée, vous avez rusé pour les atteindre et les manger. » Du vin des vieilles outres, le souvenir en verse généreusement, et lorsque la coupe a été bue jusqu'à la lie, il proclame victorieux : In memoriam veritas.
Nous avons notre ennemi à bord ; davantage, aux commandes, et nous nous étonnons que la traversée soit si incommode !

Nicole HATEM

Dans l'une de ses considérations intempestives et tempétueuses, Nietzsche déclare que l'animal, libéré du temps et donc du passé, jouit d'un avantage sur l'homme, et il assure : « Dans le plus petit comme dans le plus grand bonheur, il y a toujours quelque chose qui fait que le bonheur est un bonheur : la possibilité d'oublier. »Mais qui peut commander au souvenir ? Il est toujours...
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