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Liban - Colloque à l’USJ

Les nouveaux enjeux de la sauvegarde de la liberté d’expression

De gauche à droite, Bertil Cottier, Ramzi Jreige, Salwa Hamrouni Gaddes et David Kay.

Le colloque international de deux jours organisé par le Cedroma porte dans son titre « la liberté d'expression et ses juges : nouveaux enjeux, nouvelles perspectives », l'aveu de l'émergence de nouveaux juges (et de nouveaux législateurs ?) à l'heure où la révolution technologique de la Toile génère une nouvelle forme de communication, d'une part, et provoque, de l'autre, une crise des modèles politiques existants aux prises avec le déchaînement des extrêmes.

Dans son allocution d'ouverture, la directrice du Cedroma, la professeure Marie-Claude Najm, décrit le défi actuel des juristes sous un angle qui allie ces deux faces du problème : « Comment adapter le cadre normatif et juridique à cette situation inédite où la concordance du progrès technologique et de la libération de la parole haineuse produit tous les jours une situation explosive ? »

Les juristes et juges de renom conviés à Beyrouth n'y répondront que partiellement : la plupart se focaliseront sur les cadres juridiques classiques, avec le souci de démontrer l'aptitude de ces cadres à contenir les discours de haine et autres dérapages violents, nés de susceptibilités religieuses, qui animent les débats sociopolitiques actuels.

 

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Très peu s'aventureront en revanche à se prononcer sur les systèmes de « gouvernance » inédits de l'espace virtuel, où « le juge et le législateur traditionnels sont littéralement dépassés par les notions techniques de cet espace », comme l'explique à L'OLJ le professeur Bertil Cottier. Dans sa communication, il décrit une justice exercée presque sans contrôle par les géants privés du net, que le professeur David Kaye présente comme les nouveaux législateurs. Un pouvoir que la pression sociale (contestation par exemple d'une décision de Facebook de retirer une photo historique de nue) serait plus prompte à contrebalancer que le juge.
Mais même M. Cottier estime que c'est par les principes édictés par les traditions juridiques libérales que le défi de réguler l'espace virtuel serait levé – encore faut-il que la « crise » induite par cet espace soit reconnu par les juristes.

Dans son rapport introductif, le professeur Jean Morange préfère se focaliser sur le renforcement du rôle du juge dans l'assainissement des débats sociopolitiques à une époque où « les pouvoirs politiques sont moins forts (...) et les sociétés de moins en moins homogènes ».

Un exemple de ce rôle renforcé du juge, la jurisprudence cohésive de la Cour européenne des droits de l'homme en matière de lutte contre le discours de haine que la vice-présidente de la Cour Angelika Nussberger choisit de traiter.

 

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C'est forte de sa tradition qui protège le débat d'intérêt général, y compris les opinions qui « heurtent, choquent ou inquiètent », que la CEDH juge « inacceptables les propos discriminatoires et/ou dirigés contre l'intégrité physique ou la dignité humaine (...) qui incitent, promeuvent ou justifient la haine ». Outre de se baser comme elle le fait traditionnellement sur l'article 10 de la convention européenne des droits de l'homme, la Cour va plus loin en se fondant sur l'article 17 lorsqu'elle constate que le discours est non seulement haineux, mais également « destructeur des valeurs fondamentales sur lesquelles repose la convention ». Il y va de tracts distribués aux Pays-Bas à l'adresse de « Néerlandais de race blanche », en les incitant à expulser de leur territoire ceux qui n'appartiennent pas à cette « race ».

En érigeant un front de valeurs européennes communes face à la montée de la haine, la Cour a réussi ici une homogénéisation inédite entre sa jurisprudence et celle des États membres.
C'est dire la priorité pour le juge qui veille traditionnellement au débat d'intérêt public de contrer tout glissement imminent vers la violence, de préserver les structures garantes des droits de l'homme et de contrer « le danger d'une société communautariste où règne le politiquement correct » (selon l'expression du professeur Jean Morange dans son rapport introductif).

Cette démarche a un nom : la jurisprudence « pacificatrice », un terme introduit par l'éminent Bernard Stirn, président de la section du contentieux au Conseil d'État français, pour démontrer comment le CEF parvient à assainir au cas par cas le débat très animé autour de la laïcité. Cette jurisprudence avait pris forme avec l'entrée en vigueur de la loi de 1905 en France, dans un contexte de vives tensions entre « conception extrême de la laïcité et réticence très forte à la séparation ».

 

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Saisi alors de cas de sonneries de cloches ou de port de croix, le CEF avait veillé à rester fidèle à l'esprit « d'équilibre » de la loi de 1905 « entre la liberté religieuse et la neutralité de l'État ». Parce que avant que dénoncer, dans son article 2, la séparation entre l'Église et l'État, la loi de 1905 avait affirmé, dans son article 1er, « la liberté de conscience et le libre exercice des cultes ». Il en a résulté une démarche jurisprudentielle basée sur « l'acceptation de la diversité des comportements et la promotion de la compréhension mutuelle » : l'autorisation du burkini est le principe sous réserve de « risques avérés d'atteinte à l'ordre public ; l'autorisation des crèches dans les espaces publics est le principe sous réserve qu'il s'agisse d'un acte de prosélytisme ou de préférence religieuse que le maire souhaiterait afficher. La neutralité des autorités et le respect de la diversité « seraient ainsi les deux éléments de définition de la laïcité – une définition jusqu'à l'heure inexistante dans les textes, comme le confirme M. Stirn à L'OLJ.

L'outre-Atlantique renvoie une image moins sereine. Le professeur Richard Moon (de la faculté de droit de l'Université de Windsor, Ontario) indique que même le jus naturalisme serait en danger, puisque « la supposition fondamentale de la rationalité du débat public ne tient plus ». Il explique que les tribunaux canadiens ont réagi à ce changement en acceptant certaines limitations à la liberté d'expression, mais au risque « de mettre en danger l'édifice protecteur de cette liberté ». « Par contre, le refus des tribunaux américains de reconnaître la portée de ces changements en laissant la liberté d'expression en dehors de toute limitation risque de contribuer à la création d'un large groupe de citoyens pour lesquels la vérité n'a plus d'importance, susceptibles donc d'être manipulés par les discours populistes », constate-t-il.

 

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En revanche, le rôle du juge administratif libanais, lui, semble plier d'ores et déjà sous le poids du « populisme » politique de l'après-guerre, pour reprendre le terme du président du Conseil d'État libanais, le juge Chucri Sader. Parce que si le Conseil d'État libanais motive ses décisions par « l'impératif de maintenir l'ordre public », comme l'explique le juge, il est de plus en plus critiqué pour faire primer cet impératif sur la sauvegarde des libertés fondamentales.

L'avocat et chargé de cours à la faculté de droit de l'USJ, Nadi Abi Rached, expose la régression du CEL en la matière, en rappelant d'abord que l'ordre public « ne vaut qu'en raison de sa fonction, celle de protéger les libertés ». Le Conseil d'État était resté fidèle à ce principe dans une décision de 1968 qui jette les bases d'un contrôle « absolu et général » des actes de l'administration en matière de libertés. Un contrôle dont il se désiste pourtant une première fois en 1984, lorsqu'il confirme l'interdiction d'un ouvrage intitulé La communauté druze et l'autorité divine, en ne retenant des faits qu'une lettre de contestation du cheikh Akl druze auquel il accorde le pouvoir d'apprécier ce qui porte atteinte à la communauté. Plus tard, en décembre 2015, saisi d'une affaire de fermeture d'une salle privée de prière à la demande d'un évêque, le juge introduit la notion « inédite » d'un « ordre public religieux », qu'il appose à l'ordre public classique, dit « légal ». Le Conseil d'Éat reconnaît « des libertés de culte dignes de protection » et d'autres qui en seraient indignes, sur la base d'une « interprétation extensive » du décret-loi de 1936. Le juge neutralise son pouvoir de contrôle sur les questions de liberté de conscience.

En 2013, le Conseil d'État « s'est contenté de contrôler l'erreur manifeste d'appréciation de l'autorité administrative » pour valider la censure d'une scène du film Beirut Hotel en 2013 faisant référence à l'assassinat de l'ancien Premier ministre Rafic Hariri. Nouvel abandon de son contrôle maximum cette fois en faveur du pouvoir politique, comme le souligne en substance Mme Najm dans son exposé sur la censure cinématographique, avant de se tourner vers le président du Conseil d'État, le juge Chucri Sader, assis à sa droite en modérateur du panel.

 

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« Le Conseil d'État s'est désisté de ses prérogatives »
Sollicité par le public, le magistrat commence par soutenir l'avis de Mme Najm sur la désuétude des textes légaux en matière de censure, mais fait aussi un aveu clair de l'influence majeure des susceptibilités politiques et religieuses sur son rôle de juge. Faisant allusion au tollé suscité par la diffusion récente d'une saynète télévisée sur l'imam disparu Moussa Sadr, le juge Sader s'étale sur « les susceptibilités de l'après-guerre qui n'ont fait que s'envenimer ». «Quand le pays vit un risque de guerre civile (...) je dois absolument préserver l'ordre public (...) au cas par cas (...) avec plus de rigueur aux dépens des libertés fondamentales ».

Il fait même le parallèle entre la décision d'autoriser aux services de sécurité la mise en place d'un réseau d'écoutes sur le périmètre du camp de Aïn el-Héloué pour éviter d'avoir cinquante morts sur la conscience et la décision prise en 2013 sur l'affaire du film Beirut Hotel. Sur cette affaire, il explique que le Conseil d'État « a demandé à la Sûreté générale de lui passer le film » (ce qui signifie que le CE a le dernier mot en la matière, expliquera-t-il ensuite à L'OLJ). « Nous avons jugé qu'il n'était vraiment pas du tout opportun de diffuser cette scène, qui équivalait à déterrer les morts », a-t-il poursuivi.

Une jeune étudiante en droit et sciences politiques, Marilyn Hage, se lève pour exprimer « sa tristesse de voir le Conseil d'État se désister de ses prérogatives (...) alors qu'il est censé protéger mes libertés » et permettre l'expression de points de vue différents sans lesquels « le changement n'est plus ». Faut-il rappeler que le CE avait pourtant pris en 2014 la décision courageuse de reconnaître aux familles de disparus le droit à connaître la vérité sur le sort de leurs proches ?

Ce débat animé du colloque confirme le courage d'aborder un thème dangereux qui avait été salué par le recteur de l'USJ, père Sélim Daccache, à l'ouverture du colloque, dans la lignée de l'engagement de l'USJ en faveur des libertés fondamentales, qu'avait également valorisé la doyenne de la faculté de droit Léna Gannagé.

 

 

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