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Nos Lecteurs ont la Parole - Nicolas SARKIS

Transparence et rôle de l’État dans les activités pétrolières : Questions à S.E. César Abi Khalil, ministre de l’Énergie

Monsieur le ministre,
Suite à l'approbation rapide le 4 janvier par la majorité du nouveau gouvernement de deux décrets pétroliers, que le gouvernement précédent s'était abstenu de faire pendant près de trois ans, vous avez annoncé une « feuille de route » devant conduire à l'octroi de droits d'exploration/production qui seraient annoncés dans quelques mois. Tout en vous réjouissant de cette perspective, vous avez tenu à rassurer les Libanais quant au fait que les mesures prises à cette fin répondent aux « exigences de transparence et de gouvernance les plus strictes dans le domaine du pétrole et du gaz », et ce « conformément à un dispositif législatif qui est le meilleur au monde ».
Bien que notre souhait le plus cher soit de pouvoir partager votre assurance et votre optimisme, il n'en demeure pas moins que nous sommes de ceux des nombreux citoyens qui sont plus qu'inquiets face aux grands et nombreux points d'interrogation que soulève l'orientation prise par les préparatifs de la mise en valeur du potentiel national en hydrocarbures. Il s'agit notamment, mais pas seulement, des points suivants :

1 – Transparence et gouvernance :
Il serait nécessaire que vous puissiez expliquer comment on pourrait concilier vos déclarations à ce sujet avec l'opacité qui a marqué jusqu'ici la politique pétrolière et gazière, y compris les deux décrets gardés secrets pendant près de quatre ans, avant d'être approuvés à la va-vite à la première réunion du nouveau gouvernement. Cette hâte retient d'autant plus l'attention que : a) il s'agit de deux décrets cruciaux dont l'un concerne la délimitation des dix blocs en mer couverts par les relevés sismiques, et l'autre le modèle du contrat exploration/production (Exploration and Production Agreements – EPA) à conclure avec les sociétés intéressées, et que b) l'article 35 du modèle du contrat EPA stipule, sous le titre « Confidentiality », qu'il est interdit à quiconque qui prend connaissance de tout ou partie du contenu de cet accord, de le divulguer. Ceci revient à dire en clair que les Libanais ne pourraient pas avoir accès aux conditions d'exploitation de leurs ressources pétrolières et gazières prévues par des contrats d'une durée allant jusqu'à près de 40 ans, comprenant (ce qui est du reste une autre anomalie) les deux phases de l'exploration et de la production.

2 – Le « dispositif législatif » :
Non moins nécessaires sont les éclaircissements relatifs au contenu de ce dispositif. La raison en est que le seul texte établi à cet égard par le pouvoir législatif compétent (le Parlement) est la loi 132/2010 sur « l'exploitation des ressources pétrolières en mer ». Mais l'ennui est que cette loi est curieusement très sobre et ne comporte que le rappel de quelques principes généraux, sans le moindre chiffre et sans référence aux conditions concrètes devant gouverner la mise en valeur de ces ressources. Ces conditions, qui font l'objet de la majeure partie du « dispositif législatif » dont il est question, ont par contre été fixées, de A à Z, par les décrets d'application rédigés essentiellement en anglais par des conseillers étrangers, avant d'être envoyés pour une traduction en arabe par l'Autorité du pétrole créée en 2012. C'est le cas notamment du décret EPA qui vient d'être approuvé et dont le Parlement n'a même pas pris connaissance, ce dont le président de la commission de l'Énergie s'est du reste publiquement plaint en août 2016. Il en est de même de la plupart des membres du nouveau gouvernement qui n'ont disposé que de 48 heures pour lire, étudier et approuver les deux nouveaux décrets qui s'étendent sur 472 pages. Ceci pose la question de savoir à qui revient la responsabilité de légiférer dans un domaine aussi crucial pour le pays : les députés élus à cette fin ou quelques fonctionnaires aidés par des conseillers pas toujours identifiés ?

3 – La mise à l'écart de l'État :
Vous avez affirmé le 19 janvier que « l'État intervient à tous les niveaux des activités pétrolières et a le droit de saisir les opportunités » et que, « dès que nous disposerons du financement nécessaire, nous créerons une société nationale ». Cette affirmation appelle les observations et questions suivantes :
La première est qu'il est difficile de comprendre ce que vous souhaitez préciser compte tenu de l'article 5 du modèle EPA qui, contrairement à la loi 132/2010, dispose qu'« il n'y aura pas une part de participation de l'État au premier round d'attribution de permis (d'exploration/production) ».
La seconde est que le même décret ne mentionne même pas le régime de « partage de la production » (PSA) pratiqué dans des dizaines de pays et prévu par la loi, en lui substituant le concept inédit de « partage des profits » qui n'existe nulle part ailleurs et qui constitue en réalité un retour déguisé au vieux régime des concessions complètement liquidées dans le monde par la dernière vague des nationalisations il y a près d'un demi-siècle. Ce qui sépare le PSA et le concept de partage des profits est que, contrairement à ce dernier, le PSA garantit la souveraineté de l'État sur les ressources naturelles, lui réserve le droit de propriété sur tout le pétrole/gaz découvert, et est fondé sur une participation effective de l'État aux activités pétrolières par le biais d'une société pétrolière nationale, ce qui rend possibles l'acquisition de l'expérience nécessaire, la formation des cadres nationaux et le contrôle réel, de l'intérieur, des activités et des comptes des sociétés opératrices.
Contrairement à ce qui précède, le cahier des charges pour l'attribution de droits d'exploration/production ne fait aucune référence à l'État dans son article 5, en réservant le droits de demande de permis à une « association commerciale non intégrée » composée d'au moins trois sociétés préqualifiées, dont une grande société qui assume le rôle d'opérateur avec une participation de 35 % au moins, et deux sociétés non opératrices avec une participation minimale de 10 % pour chacune.
Ceci ouvre naturellement à l'opérateur, qui ne peut être que l'une de la douzaine de sociétés internationales pouvant assumer ce rôle, des sociétés fictives qui ont été officiellement préqualifiées au terme du décret 9882/2113, après avoir été créées, parfois avec des noms d'emprunt, peu de semaines avant la « préqualification », et avec des capitaux modiques. C'est le cas de Petroleb, enregistrée à Beyrouth, et d'Apex Gas, enregistrée à Hong Kong, avec un capital de 10 000 dollars de Hong Kong, soit l'équivalent de 1 290 dollars US. Outre ces sociétés fantômes, la liste de sociétés déclarées comme préqualifiées comprend des sociétés petites ou moyennes parfois qualifiées de « hooligans » dans le monde pétrolier où elles se sont illustrées par des opérations de fraude et de corruption ayant mené à des poursuites judiciaires dans plusieurs pays.
D'où la question : quelles sont les raisons de la préqualification de telles sociétés, et qui en est responsable ?

4 – Financement et raison d'être d'une société pétrolière nationale :
Vous avez à juste titre évoqué le problème bien réel des besoins en capitaux pour prendre part aux activités pétrolières par le biais d'une société nationale. Ces besoins sont précisément l'une des principales raisons de la généralisation du régime PSA qui repose sur une association avec une entreprise internationale qui assume les risques de l'exploration, et ce n'est qu'en cas de découverte que le pays hôte devient partenaire et s'acquitte de sa part des coûts selon le mécanisme du Carried Interest. À savoir que la valeur de sa part des hydrocarbures découverts atteindrait des milliards de dollars et que les organismes de crédit s'empresseraient pour lui avancer les liquidités requises. Pour ces raisons, il paraît inquiétant que le Liban songe à entrer dans l'ère du pétrole sans une société pétrolière nationale pouvant opérer dans tous les secteurs de cette industrie, et pas seulement dans l'amont exploration/production. Il est anormal qu'il reste le seul pays arabe, et l'un des rarissimes au monde, à ne pas en avoir. Une telle société pourrait du reste être ouverte au secteur privé, comme c'est le cas pour l'Eni ou Statoil, parmi bien d'autres.
Last but not least, une autre anomalie de taille concerne l'aspect financier. Aux termes de l'EPA qui vient d'être approuvé, la part de l'État dans les profits des sociétés opératrices dépasserait tout juste les 50 % pour le gaz, dont une royalty de 4 % qui s'ajoute aux coûts, une part des profits de 30 % pour commencer et un impôt de 15 %. La part totale de l'État serait ainsi de loin inférieure au minimum de ce que perçoivent les pays producteurs, soit 60-80 %, voire plus de 85 % pour certains pays comme la Norvège. Elle est même inférieure à ce que percevaient les pays producteurs sous le régime des concessions au siècle dernier, soit une royalty de 12,5 %, plus un impôt de 50 %. Tout ceci représente pour le Liban un manque à gagner qui se chiffrerait en milliards de dollars, et que nous pouvons éviter tout en garantissant à nos partenaires une rémunération aussi équitable que raisonnable de leurs investissements.
Ce ne sont là que certains des points sur lesquels les Libanais ont besoin d'explications. D'autant plus qu'il s'agit de la mise en valeur d'une ressource naturelle qui leur appartient et dont dépend, dans une large mesure, leur avenir et celui de leurs enfants.
Avec nos remerciements anticipés, nous vous souhaitons, monsieur le ministre, un plein succès dans vos nouvelles fonctions, en vous priant d'agréer l'expression de notre plus grande estime.

Nicolas SARKIS

Cosignataires
– Anciens ministres/députés : Dr Salah Honein. Dr Albert Mansour. Dr Issam Nooman
– Professeurs d'université : Dr Karim Bitar. Ali Dandash. Dr Toufic Gaspard. Dr Hassan Ghaziri. Dr Ghia Haidar.
– Ingénieurs : Issam Bekdash. Dr Ahmad Chamsedine. Mahmoud Faqih. Joseph Habchi. Mohamed Hammoud. Dr Daniel Melhem.
– Consultants/journalistes : Mme Leila Arida Takieddine. Abdul Hamid Fakhoury. Majed Nehmeh. Talal Salman. Dr Nicolas Sarkis.
– Autres professions : Mme Ilham Bekdash. Dr Khider el-Halabi. Dr Noha el-Hassan. Dr. Wajih Fanous. Dr Élias Farah. Maher Yaacoub. Hassan Yaczan. Mohamed Yassin.

Monsieur le ministre,Suite à l'approbation rapide le 4 janvier par la majorité du nouveau gouvernement de deux décrets pétroliers, que le gouvernement précédent s'était abstenu de faire pendant près de trois ans, vous avez annoncé une « feuille de route » devant conduire à l'octroi de droits d'exploration/production qui seraient annoncés dans quelques mois. Tout en vous...

commentaires (3)

BIEN DIT ! MAIS... ON EST AU LIBAN OU TOUS LES GATEAUX SONT REPARTIS A TOUS LES GLOUTONS... SINON PERSONNE N,Y MANGE !

LA LIBRE EXPRESSION

11 h 30, le 22 février 2017

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Commentaires (3)

  • BIEN DIT ! MAIS... ON EST AU LIBAN OU TOUS LES GATEAUX SONT REPARTIS A TOUS LES GLOUTONS... SINON PERSONNE N,Y MANGE !

    LA LIBRE EXPRESSION

    11 h 30, le 22 février 2017

  • Merci pour cet excellent article M. Sarkis et merci aux cosignataires. Mais comment faire pour que les idées de valeur qui y sont énoncées ne restent pas des vœux pieux ? Une action rapide et efficace sur le terrain devrait être initiée. Je suggère qu’un lobby citoyen d’envergure soit constitué de toute urgence afin d’accompagner le processus. La composition de ce lobby sera l’un des éléments essentiels de sa réussite car il devrait être superpuissant et insubmersible. Il n’y a pas une minute à perdre si nous voulons tirer le meilleur profit des ressources de notre pays. Marie-Claude Helou Saade, Ph.D

    Citoyen volé

    11 h 06, le 22 février 2017

  • Merci Monsieur Sarkis pour ce remarquable questionnement citoyen, d'autant plus remarquable qu'il est posé par un très grand technicien et spécialiste des affaires pétrolières...! Je suggère aux cosignataires de ce document, de saisir officiellement le Ministre de la lutte contre la corruption, Monsieur Tuéini, du dossier, et de lui demander de donner aux citoyens libanais une réponse claire et transparente au contenu dudit questionnement, et ainsi d'assumer, au travers d'une première action de ce nouveau ministère,ses responsabilités, en anticipant les apparences potentielles de corruption qui semblent entacher la mise en place du sujet en question ...!

    Salim Dahdah

    10 h 25, le 22 février 2017

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