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Le monde en 2016 - Rétro 2016

Alep 2016 : l’année du calvaire

Après des bombardements du régime contre le quartier rebelle d’al-Kallasseh, à Alep-Est, le 28 avril 2016. Ameer Alhalbi/AFP

« Je suis un pur gars de la ville. Avec ma femme et mon fils, nous n'arrivons pas à nous accommoder à la vie dans le rif. C'est le désert, le Moyen Âge. Je n'ai plus rien à perdre. Je dois repartir de zéro et dire adieu à ma vie en Syrie en tentant d'entrer en Turquie. »

Ces mots sont ceux d'Ahmad. Sa ville, qu'il chérissait tant, c'est Alep. Un an de bombardements et de combats intenses aura fini de réduire une partie de la deuxième ville de Syrie en poussière, contraignant Ahmad et des dizaines de milliers d'autres habitants à plier bagage lorsque le régime, aidé de ses alliés russe et iranien, est parvenu à reconquérir les quartiers est en décembre. Son nouveau-né est tué par un obus quelques jours seulement avant l'évacuation. Il repose à jamais dans la ville de ses parents.
Scindée en deux depuis 2012 entre les factions rebelles à l'est et les zones gouvernementales à l'ouest, Alep a connu sa pire année depuis le début du conflit syrien.

 

(Lire aussi : Au Moyen-Orient, la saison 2 de « Game of Thrones »)

 

Hiver
Plus de 50 000 civils d'Alep-Est et des villages avoisinants fuient l'offensive aérienne de Damas et de Moscou pour se réfugier vers la frontière turque, qu'il leur est interdit de franchir. Les ONG sur le terrain s'activent pour accueillir des milliers de familles dans des camps de fortune. Ceux qui refusent de quitter leur ville vivent dans des conditions épouvantables.

Au même moment, dans les quartiers ouest d'Alep, les quelques dizaines de milliers de chrétiens vivent dans la peur et les privations quotidiennes. Comme tous les autres habitants fidèles au régime. Une heure d'électricité par jour est célébrée comme une fête. Les victimes sont enterrées à la hâte dans des terrains prêtés par l'État, car la plupart des cimetières chrétiens se trouvent dans les quartiers rebelles. Les défunts ont droit à une simple pancarte comme épitaphe, posée à même la terre. Rester ou partir ? Tel est le dilemme de cette communauté. « Si je quitte Alep pour devenir pompiste à Beyrouth, non merci », s'écrie Antoine. Sa ville est devenue un véritable labyrinthe, où certaines rues, truffées de snipers, sont à éviter.

 

(Dossier spécial : Le monde en 2016)

 

Printemps
À l'est, les hôpitaux de campagne ne parviennent pas à gérer l'afflux de blessés – surtout qu'ils sont eux aussi volontairement visés par des raids. Les médecins ne sont plus bien nombreux. « Chaque matin, nous sommes face à deux choix : laisser les gens à leur destin, ou bien tenter de les aider du mieux que l'on peut », témoigne Omar, un infirmier. Le célèbre docteur Mohammad Wassim Maaz, l'un des derniers pédiatres de la ville, est tué par un obus. « Moi je dis : "Affrontez-vous tant que vous voulez, mais ne visez pas les hôpitaux de quelque côté qu'ils soient." Ce sont nos familles, nos amis », poursuit Omar, dont certains proches vivent dans les quartiers tenus par le régime.

 « Quand les médias parlent des quartiers est qui reçoivent des obus, ils omettent de dire que nous en recevons aussi ! » fustige Fadi. Le Croissant-Rouge syrien est la seule organisation accréditée pour se déplacer à l'ouest comme à l'est. Les Casques blancs syriens, une défense civile, agissent dans les zones qui ne sont plus sous le contrôle du régime depuis 2013. Fadi s'étonne de ne pas en avoir entendu parler avant : « Les Casques blancs, c'est une nouvelle création ! On leur décernerait presque le prix Nobel de la paix, alors qu'il y a un mois, on ignorait tout de leur existence. » Quelques mois plus tard, les Casques blancs seront les favoris pour le fameux prix, mais ne le recevront finalement pas.

À l'est, Ameer, jeune photographe, s'acharne à faire partager son quotidien et celui des habitants sous les bombes. « Les gens sont dubitatifs. Ils nous disent que les photos n'apportent rien et ils nous demandent d'arrêter de photographier, parce qu'ils pensent que le monde extérieur s'en fiche et que, de toute façon, personne ne leur viendra en aide », raconte-t-il alors.

 

(Lire aussi : Le rêve/cauchemar de Poutine)

 

Été
Barils et tuyaux d'explosifs, obus, roquettes, armes chimiques. Pour le régime et ses parrains, tous les moyens sont bons pour anéantir la rébellion. Le 7 juillet, les troupes gouvernementales appuyées par l'aviation russe ont réussi à couper la route du Castello, unique voie de ravitaillement de l'insurrection vers la Turquie, mais aussi unique voie de ravitaillement tout court de la population civile.

Le 17 juillet, Alep-Est est encerclée par les troupes du régime. « Nous ne voulons pas endurer le calvaire que les gens de Madaya ont enduré », dit Aref*, en référence à la ville assiégée par Damas. Hôpitaux en ruines, personnel médical sur le pied de guerre de 36 à 48 heures d'affilée, médecins qui manquent à l'appel... La situation humanitaire se dégrade au fil des jours. Le 6 août, le groupe jihadiste Fateh al-Cham (ex-Front al-Nosra) parvient à briser le siège et est accueilli en héros par la population. À l'ouest, les habitants redoublent d'inquiétude, mais restent confiants quant à la suprématie de l'armée syrienne.

 

(Lire aussi : Spéculations sur des tensions entre Russes et Iraniens en Syrie...)

 

Automne
« Alep, notre ville, l'une des plus anciennes du monde, est aujourd'hui devenue le laboratoire expérimental de missiles russes », enrage Rami. Les quartiers est connaissent probablement les pires mois de l'année. Des centaines d'obus sont lancés chaque jour. Le siège a repris, et les pénuries alimentaires augmentent.

Chaque jour, des habitants des deux quartiers vont raconter leur quotidien à L'Orient-Le Jour. Désespoir pour les uns, espoir pour les autres. Des SMS sont envoyés et des tracts sont largués dans les quartiers rebelles afin d'inciter la population à fuir. Mais certains préfèrent « mourir plutôt que d'être emprisonnés et torturés de l'autre côté ». Alep se meurt, et les appels à l'aide se font déchirants. La planète entière se réveille enfin, mais assiste, en spectateur, à la plus grande tragédie du XXIe siècle.

Mi-décembre, le régime reprend la totalité de la ville. Les bus verts vont emmener civils et combattants dans la banlieue d'Alep, ou plus au nord du pays. Les habitants restés fidèles au régime célèbrent en fanfare la « libération » d'Alep. Les autres disent adieu à leur ville et prennent le long et difficile chemin de l'exil.

 

 

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