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Liban - II – Télécoms / L’Internet illégal

Reliés à Chypre, les pirates brisent le monopole étatique et cassent les prix

Le 8 mars 2016 éclatait le scandale de l'Internet illégal qui continue de faire couler beaucoup d'encre, d'autant que, parallèlement à l'inextricable volet juridico-politico-administratif de cette affaire, la connexion Internet au Liban reste très chère, trop lente et peu développée. « L'Orient-Le Jour » a mené une enquête afin de tirer au clair le dossier de l'Internet illégal dans ses différentes dimensions en faisant, du même coup, l'état des lieux de ce secteur vital. Il apparaît que le piratage dévoilé il y a plusieurs mois au niveau de l'exploitation du réseau Internet est stimulé principalement par deux facteurs : le coût élevé de la bande passante et la réticence d'Ogero à développer le secteur.

Du nord au sud du pays, les zones de non-droit pullulent, les installations illégales aussi. Photo Bigstock

Que veut dire exactement l'Internet illégal ? « C'est du piratage de lignes Internet », explique un expert technique qui requiert l'anonymat. Car l'État détient le monopole absolu sur le service des télécommunications, par le biais de sa société Ogero, sur base de la loi de 1967. Il bénéficie de l'exclusivité des droits de transfert des communications entrantes et sortantes entre le Liban et l'étranger, comme la téléphonie et Internet, même si la téléphonie mobile et Internet n'existaient pas encore en 1967. C'est donc par son intermédiaire que les fournisseurs de services Internet (ISP) servent les abonnés. Sans oublier qu'Ogero joue également le rôle de détaillant ISP, distribuant directement de la bande passante aux particuliers. Il n'est donc pas uniquement fournisseur, mais concurrent direct des ISP. C'est au compte-gouttes qu'il leur donne de la bande passante, et la capacité d'améliorer et de développer leurs services.

 

(Lire la première partie de notre dossier : Internet illégal : tout ce que vous avez toujours voulu savoir)

 

Un coût très élevé : 125 dollars par mois le Mbit/s
« Si l'État veut appliquer cette loi à la lettre, vu qu'il n'a pas réussi à appliquer la loi 431 adoptée en 2002, toute retransmission d'images et de voix par Internet est interdite », observe l'expert, évoquant YouTube, Skype,
WhatsApp, les vidéoconférences, pour ne citer que ces services devenus essentiels pour les usagers, auxquels viennent s'ajouter les VPN (réseaux privés virtuels). L'État doit aussi faire avec la loi du général Sarrail, qui remonte à 1925 et qui, rappelons-le, empêche les compagnies privées d'installer leurs équipements sur les biens-fonds publics. Ce qui retarde le développement de la fibre optique.
Pour répondre aux besoins des abonnés, les ISP n'ont d'autres choix que d'avoir recours à certains « aménagements », « en accord, certes, avec le ministère des Télécoms et le Conseil des ministres », poursuit l'expert. « Car il y a, dans la loi, des espaces permettant au secteur privé d'exercer » son activité. Les autorités « lâchent ainsi du lest » et font preuve d'une « flexibilité relative », dès lors que les connexions sont légales, autrement dit que les ISP achètent la bande passante au ministère des Télécoms, au tarif de 125 dollars par mois pour chaque mégabit par seconde (Mbit/s). « Ce tarif est l'un des plus chers au monde, sachant que le coût du Mbit/s distribué par câble sous-marin est de moins de 10 dollars par mois », relève la source précitée.

 

(Lire aussi : Poursuites judiciaires contre Michel Gabriel Murr et Abdel Menhem Youssef)

 

Le piratage, un juteux marché
C'est là qu'interviennent les pirates d'Internet, alléchés par un juteux marché favorisé par les trop nombreuses restrictions étatiques, à savoir le coût élevé du mégabit, mais aussi la grande frilosité d'Ogero – « l'avarice » même, disent certains – à distribuer de la bande passante et à développer le secteur.
Pratiquement, les pirates ne passent pas par les installations du ministère des Télécoms. Ils installent sans autorisation leurs propres liaisons avec Chypre (la partie grecque ou turque), sous forme d'antennes radio sur un sommet, brisant ainsi le monopole étatique. Et pour créer cette liaison radio et établir une connexion Internet indépendante entre le Liban et l'étranger, ils accaparent (illégalement aussi) des fréquences radio, sans autorisation préalable du ministère des Télécoms. Connectés de la sorte à Internet, achetant le Mbit/s à quelque 10 dollars par mois (sur base du coût international), ils revendent la connexion à des particuliers, mais aussi à des institutions étatiques (l'armée libanaise, la présidence de la République...). Et ce à des tarifs défiant toute concurrence, par radio ou par câble, plus rarement par fibre optique, provoquant l'ire des autorités qui accusent un important manque à gagner, mais surtout des six grands ISP confrontés à une concurrence illégale, à savoir IDM, Cyberia, Terranet, Wise, Sodetel, Broadband plus, pour ne citer que ceux-là.

Quelques réflexions permettront de mieux comprendre la réalité sur le terrain. D'abord, le nord du pays est géographiquement très proche de Chypre. Les connexions Internet par radio sont donc aisées entre ces deux régions. Quant aux informations sur l'existence de liens entre les réseaux illégaux et Israël, elles ne sont que « supputations », comme l'a affirmé à L'Orient-Le Jour, lors d'un entretien, le président de la commission parlementaire des Télécoms, Hassan Fadlallah, « vu les liens normaux qu'entretiennent l'île de Chypre et Israël ». Autre réalité locale, du nord au sud du pays, d'est en ouest, existent de nombreuses zones de non-droit, où les milices et des caïds intouchables font la loi, où les autorités sont incapables d'intervenir et de démanteler les installations dites illégales.
Malgré la grande médiatisation de l'affaire et les promesses des autorités de sanctionner les coupables, l'Internet illégal sévit toujours. Preuve en est, la constatation fin août du député du Courant patriotique libre (CPL), Alain Aoun : « L'affaire n'a pas entraîné une hausse des abonnements dits légaux. »

 

(Pour mémoire : La commission des Télécoms presse la justice d'agir)

 

Une qualité de connexion qui laisse à désirer
Troisième réflexion, un nombre important de distributeurs détenteurs d'une licence opèrent de manière illégale. Sous couvert de leur licence, donc de leur légalité, ils achètent et installent leurs équipements. Ils achètent aussi une petite quantité de bande passante à Ogero qu'ils distribuent légalement. Mais la grande partie de leur activité est générée par le trafic illégal. Difficile dans ce cadre pour les citoyens et même pour les institutions de faire la différence entre un distributeur régulier et un autre illégal. « Cela ne justifie pas que des institutions censées être hautement sécurisées, comme l'armée libanaise ou la présidence de la République, soient connectées à Internet par des filières illégales », observe une personnalité du 8 Mars proche du dossier, inquiète de l'« aspect sécuritaire » de l'affaire.

Dernière réflexion, certains pirates d'Internet sont ces mêmes distributeurs de quartier de chaînes télévisées par câble, voire ces propriétaires de générateurs d'électricité de quartier. Compte tenu de toutes ces réflexions réunies, il n'y a rien d'étonnant que « près de la moitié des utilisateurs d'Internet au Liban passent par le circuit illégal, parfois même sans le savoir », comme l'observe l'expert technique.
Face à cet état des lieux, les grands ISP n'ont d'autre choix que de prendre leur mal en patience et d'attendre le bon vouloir des autorités, voire du superpuissant Abdel Menhem Youssef, PDG d'Ogero et directeur général de l'exploitation et de la maintenance au ministère des Télécoms.
Mais alors, comment le secteur privé rentabilise-t-il ses activités ? « En partageant chaque Mbit/s entre 15 abonnés au minimum », répond un représentant de ce secteur qui requiert l'anonymat. « Nous achetons les 2 Mbit/s à 250 dollars par mois et les revendons à 25 dollars à une quinzaine d'abonnés », précise-t-il, reconnaissant que la qualité de la connexion est affectée, sa rapidité aussi, plus particulièrement aux heures de grande affluence. « Le secteur privé ne doit-il pas faire des bénéfices ? » demande-t-il, rappelant que ce secteur n'a réussi à développer que 5 % de l'Internet, vu les restrictions drastiques imposées par les autorités.

Prochain article : « Polémique : les incidents déclencheurs »

 

 

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