Si le rationnement en électricité reste un handicap majeur pour le Liban, les 12 heures de coupures quotidiennes que doivent supporter les habitants de Tripoli semblent avoir davantage mobilisé la classe politique locale. Samedi, le ministre de la Justice (démissionnaire), Achraf Rifi, a ainsi pu affirmer, lors d'une table ronde organisée par l'ordre des ingénieurs de Tripoli, son souhait de collaborer avec l'ancien Premier ministre Nagib Mikati afin d'assurer les besoins en électricité de la ville 24h/24. Pour rappel, M. Mikati avait annoncé il y a un peu plus d'un an la création d'un projet d'opérateur local privé – Nour el-Fayhaa –, dans ce but.
Hasard du calendrier, le 27 septembre, lors d'une conférence à la Chambre de commerce, d'industrie et d'agriculture de Tripoli et du Liban-Nord (CCIAT), Mohammad Adib, propriétaire de l'hôtel Miramar et proche de M. Rifi, a annoncé lui aussi la création prochaine d'une société de production d'électricité – la Compagnie d'électricité de Tripoli – pour servir le même objectif. « Nous allons compléter les formalités relatives à la création et l'immatriculation de la société dans les prochains jours », indique à L'Orient-Le Jour M. Adib.
Remplacer les générateurs
La nouvelle société projette de produire quelque 150 mégawatts (MW) pour alimenter en électricité les 500 000 habitants de Tripoli et de Mina pendant les heures de rationnement. Si selon Électricité du Liban (EDL), la consommation de la ville – assurée par sa concession de la Kadischa – oscille entre 160 et 240 MW, M. Adib assure « que le courant n'est jamais coupé dans toute la ville en même temps et que la production qu'il souhaite déployer suffira ».
De fait, la mission de la compagnie va essentiellement consister à fournir du courant aux abonnés d'EDL pendant les heures de coupures, suivant un mode de fonctionnement proche de celui d'Électricité de Zahlé (EDZ). M. Adib a d'ailleurs prévu de faire appel au même prestataire que la concession – le britannique Aggriko – pour louer les groupes électrogènes qu'il projette d'installer. Depuis début 2015, EDZ – société privée ayant obtenu une concession en 1923 pour produire et distribuer du courant et qui arrive à échéance dans deux ans – fournit de l'électricité à plein-temps à environ 200 000 abonnés grâce à des groupes électrogènes qui fonctionnent au fioul domestique, et qui dégagent une puissance totale de 50 MW. L'astuce utilisée consiste à distribuer en même temps, à un tarif unique, le courant d'EDL – acheté à un tarif subventionné – et sa propre production pendant les heures de rationnement – le carburant est acheté aux prix du marché. Ce schéma donne à la concession un avantage décisif par rapport aux propriétaires de générateurs en lui permettant de pratiquer des prix moitié moins élevés que ces derniers.
De son côté, M. Adib affirme « étudier les moyens de diminuer la facture globale d'électricité des Tripolitains – ce qu'ils payent à EDL ainsi qu'aux propriétaires de générateurs – de 30 à 40 % ».
Deux différences entre sa société et EDZ risquent cependant de l'empêcher d'appliquer la même recette. Tout d'abord, la société va devoir négocier avec EDL le droit de se brancher sur le réseau de distribution, contrairement à EDZ à qui l'État en a confié la charge dans la région de Zahlé. Elle ne pourra pas non plus acheter du courant à un prix subventionné à EDL pour faire baisser la facture globale de ses usagers et sera obligée de rationaliser ses coûts de façon à concurrencer les propriétaires de générateurs tout en restant rentable.
Concurrents ?
Quant aux différences avec Nour el-Fayhaa, elles sont déjà flagrantes. En commençant par les techniques de production envisagées. Ainsi, si M. Adib prévoit d'utiliser des générateurs fonctionnant au fioul lourd, les dirigeants de Nour el-Fayhaa – qui n'ont pas encore communiqué de seuil de production à atteindre, ni le montant des investissements prévus – planifient de leur côté de privilégier les énergies renouvelables pour assurer une partie de la production.
Mais la différence la plus importante se situe sur le plan juridique. D'un côté, Nour el-Fayhaa entend contourner le monopole d'EDL en bénéficiant du dispositif mis en place par la loi d'avril 2014 qui autorise le gouvernement à délivrer des permis de production d'électricité au secteur privé jusqu'en 2018 – après prolongation de deux ans du délai légal en novembre 2015. « Selon ce texte, la société qui obtient le permis doit reverser l'électricité qu'elle produit à EDL, qui se charge ensuite de le redistribuer de façon indiscriminée sur le réseau », explique une source à EDL. Selon Khaldoun Charif, un conseiller de M. Mikati, la procédure d'obtention de ce permis « progresse de façon positive ».
« De son côté, M. Adib veut profiter du précédent créé par EDZ, qui produit de l'électricité de façon illégale, la loi confiant le monopole de la production d'électricité à EDL », poursuit la source précitée, rappelant qu'il n'existe en plus aucun « mécanisme légal permettant à une société privée de se substituer au fournisseur d'électricité selon ce schéma. » M. Adib assure de son côté qu'il entamera dès octobre toutes les démarches auprès d'EDL et du ministère de l'Énergie et de l'Eau afin de régulariser sa situation.
Il reste que Tripoli pourrait bien se retrouver dans un cas de figure paradoxal où deux sociétés privées et concurrentes produiraient un surplus d'électricité par rapport aux besoins de la ville... Mais selon plusieurs responsables locaux, il est bien trop tôt pour envisager un tel cas de figure. « Je pense qu'il faudra encore attendre un an avant que l'un ou l'autre ne soient opérationnel », estime ainsi le président de la CCIAT, Toufic Dabboussi. « Il y a eu des contacts entre Achraf Rifi et Nagib Mikati pour rapprocher les deux projets », indique de son côté Samir Halwani, membre de la municipalité de Tripoli.
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