Les dernières semaines en Syrie, notamment après les offensives dans le nord, à Alep et à Jarablous, ont réactivé les échanges diplomatiques. Depuis le lancement, par la Turquie, de l'opération militaire « Bouclier de l'Euphrate », le 24 août dernier, visant officiellement les jihadistes de l'EI mais également les milices kurdes, permettant aux rebelles syriens de s'emparer de Jarablous, une nouvelle fenêtre pour les négociations est désormais entrouverte, compliquant davantage le conflit.
Ankara a pour objectif de bloquer le projet kurde, en s'assurant que les Kurdes syriens, du Parti de l'union démocratique (PYD) ainsi que son aile militaire YPG, soutenus par les États-Unis, ne formeront pas une zone continue le long de sa frontière avec la Syrie. Le lendemain de l'opération militaire turque, l'émissaire du président Barack Obama pour la coalition internationale antijihadiste, Brett McGurk, a résumé en deux tweets l'embarras de Washington : « Nous soutenons notre allié turc au sein de l'Otan pour protéger sa frontière des terroristes de l'EI », a écrit le diplomate américain, ajoutant que les États-Unis « soutenaient également les Forces démocratiques syriennes (une alliance de Kurdes et d'Arabes) qui ont prouvé qu'on pouvait compter sur elles contre l'EI ».
Les États-Unis, qui ont joué la carte kurde afin de contrer l'EI, se sont retrouvés dans une position délicate face à leur allié turc. Mais loin de sacrifier leur carte et d'abandonner complètement les Kurdes, les Américains leur ont posé certaines limites qui se sont traduites, lundi dernier, par un retour des Kurdes syriens à l'est de l'Euphrate, conformément à ce qu'exigeait le gouvernement turc. La Turquie avait auparavant prévenu qu'elle continuerait de frapper les combattants kurdes syriens si cette condition n'était pas remplie.
(Pour mémoire : Syrie : les limites de la diplomatie... et de la guerre)
Rencontre Erdogan-Assad-Poutine ?
Les dernières évolutions sur le terrain ne sont pas étrangères au rapprochement entre Ankara et Moscou, et par conséquent Téhéran, après la rencontre entre le président turc Recep Tayyip Erdogan et son homologue russe Vladimir Poutine le 9 août dernier. Certaines sources estiment que la Turquie serait en plein revirement diplomatique vis-à-vis de Damas, comme l'affirmait hier le journal as-Safir dans un article intitulé « Poutine organise une réunion entre Assad et Erdogan ».
Selon le quotidien libanais, une rencontre entre les trois dirigeants serait prévue à Moscou vers la mi-septembre. Cette information est toutefois à prendre avec des pincettes car, si elle était avérée, il s'agirait d'une rupture totale de la politique turque et d'un revirement diplomatique pour l'issue du conflit syrien.
Joshua Landis, directeur du Center for Middle East Studies et professeur à l'Université de l'Oklahoma, contacté par L'Orient-Le Jour, estime cette information peu crédible. « Je ne crois pas qu'Erdogan acceptera un jour de rencontrer Assad, même si on ne sait jamais ce qui peut se passer », affirme l'expert, précisant que ce sont les Russes qui jouent le rôle de messagers entre Ankara et Damas. Le régime a notamment été averti du lancement de l'opération « Bouclier de l'Euphrate » via son allié russe. En attendant, hier, le Premier ministre turc a assuré que son pays cherchait à normaliser ses relations avec l'Égypte et la Syrie. « Nous avons normalisé nos relations avec la Russie et Israël. À présent, si Dieu le veut, la Turquie a pris une initiative sérieuse pour normaliser ses relations avec l'Égypte et la Syrie », a déclaré Binali Yildirim dans un discours télévisé.
En opposition franche avec le régime syrien, la Turquie soutient les rebelles opposés à Bachar el-Assad et considère son départ comme une condition préalable à tout règlement du conflit. M. Yildirim a pourtant laissé entrevoir un changement de direction, le mois dernier, en affirmant que M. Assad était « l'un des acteurs » en Syrie et pourrait le rester provisoirement. La volonté d'Ankara de tuer dans l'œuf le projet autonomiste des Kurdes syriens rejoint la volonté de Damas d'affaiblir les Kurdes et de mettre fin à leurs avancées dans le nord du pays, comme démontré le 18 août dernier à Hassaké où, pour la première fois depuis le début du conflit en mars 2011, l'aviation syrienne a frappé des positions kurdes.
(Lire aussi : Erdogan ne tolérera pas de "couloir de la terreur" dans le nord de la Syrie)
Vers une coopération ?
Si la position diplomatique d'Ankara vis-à-vis de Damas tend à évoluer, il n'empêche que sa progression reste lente et pour le moins ambiguë. En revanche, c'est du côté de Moscou et de Washington qu'un accord sur une coopération en Syrie semble se préciser. « Nous avançons petit à petit dans la bonne direction et je n'exclus pas qu'on puisse bientôt se mettre d'accord sur quelque chose et l'annoncer à la communauté internationale », a déclaré hier Vladimir Poutine interrogé par Bloomberg et selon des propos diffusés par le Kremlin en marge du Forum économique de l'Est à Vladivostok, rapportés par l'AFP. « Il est encore trop tôt pour en parler mais je pense que nous agissons et nous avançons dans la direction souhaitée », a ajouté le président russe, louant la « patience » et la « persévérance » du secrétaire d'État américain John Kerry. « La Russie souhaite que les États-Unis frappent conjointement les terroristes. Les Américains voient les rebelles comme les "good guys" et Bachar el-Assad comme le "bad guy".
Mais Moscou et Washington essaient d'accorder leurs violons et de coopérer en frappant Fateh al-Cham (ex-Front al-Nosra, el-Qaëda en Syrie), comme ils l'ont fait, jusqu'à un certain degré, contre l'EI », explique Joshua Landis. Des frappes américaines contre Fateh al-Cham feraient de facto des États-Unis un allié de Moscou et de Damas. Selon M. Poutine, cité par l'AFP, la principale difficulté des discussions reste la question de déterminer quel groupe de combattants fait partie de l'opposition à Bachar el-Assad dite « modérée » et quel groupe est jihadiste. « La Russie est en train d'exploiter le fait que la plupart des groupes rebelles syriens sont tentés de rejoindre Fateh al-Cham. Elle demande aux Américains de lui dire qui sont les bonnes milices (l'opposition modérée), mais ils ne répondent pas à la question », poursuit-il.
Pour Joshua Landis, les États-Unis ont besoin de coopérer avec la Russie jusqu'à un certain degré, parce que les deux pays ont plusieurs objectifs communs. « L'un d'eux, c'est de lutter contre les terroristes. Ils ne sont pas d'accord sur la définition de terroristes, mais ils sont d'accord sur l'EI, et en théorie sur el-Qaëda », ajoute-t-il.
Les discussions à Genève entre des experts militaires et des diplomates russes et américains se poursuivent, et tendent à mener « à une cessation des hostilités large et importante » en Syrie. Mais cette coopération aura ses limites tant que les acteurs locaux, multiples et variés, ne parviendront pas à s'entendre, quand bien même leurs parrains régionaux parviendraient, eux, à prendre des décisions.
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commentaires (4)
Une salade d'alliances et de re-alliances que l'Histoire n'a pas encore vu.
Raminagrobis
20 h 25, le 03 septembre 2016