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Culture - Street Art

Le graffiti à Beyrouth est-il toujours un art contestataire ?

Graffeur artiste et graphiste charmeur, Jad el-Khoury, alias Potato Nose, a fait de la ville son aire de jeu. Dans la jungle bariolée des tags conventionnellement rebelles des murs de Beyrouth, il se distingue par ses personnages, griffonnés sur des bâtiments entiers. Il possède une formation d'architecte et compose minutieusement les foules solitaires de ses fresques. « Je ne fais pas du street art, plutôt du urban art. Quand on dessine sur un immeuble, on transforme toute la ville, pas seulement la rue », explique-t-il. Ses œuvres, visibles de Gemmayzé à Badaro, en passant, plus récemment, par Hamra, mais aussi au Koweït), sont reconnaissables entre mille : elles sont constituées d'une juxtaposition de petits personnages décalés.

 

(Lire aussi : Quand la bombe devient un message de paix)

 

Le miroir Single Man
Les masses indistinctes de personnages que Jad el-Khoury gribouille sans relâche représentent selon lui la pensée collective qui gangrène l'esprit de la jeunesse libanaise. Toujours séparé de la foule, l'un de ses caractères se détache invariablement : il l'appelle Single Man. « Single Man, c'est moi, c'est vous, c'est la plupart des jeunes à Beyrouth. C'est la personne qui ne supporte plus le chaos qui l'entoure et qui décide de s'isoler en retrait de la société, d'être dans sa bulle. Toujours seul, sans jamais laisser personne entrer dans son monde. » Cet être solitaire et inadapté se retrouve sur les murs des lieux prisés par la jeunesse beyrouthine, où la fête est éternelle et les émotions cotonneuses. « Je dessine Single Man sur les murs branchés de la capitale, là où les jeunes dansent toute la nuit pour étourdir leur torpeur et noient leur frustration et leurs larmes dans l'alcool. »
Pour ces albatros fêtards naufragés sur le bitume de Mar Mikhaïl, un seul rêve auquel ils se raccrochent comme une bouée frivole : partir. « Le désir de Single Man, comme de tout le monde ici, c'est de quitter le pays. J'ai récemment tagué une fresque au Koweït, où on le voit cette fois-ci dans la foule, en habit traditionnel, essayant de s'intégrer à une nouvelle société », poursuit Jad el-Khoury. Son Single Man en perpétuel décalage reflète en miroir les désirs et les déceptions de toute sa génération de jouisseurs contrariés et de rêveurs désenchantés.

Bombes fleuries
Le graffeur substitue ses bombes de peintures aux éclats d'obus qui criblent certains bâtiments de Beyrouth. Pour son projet War Peace, il s'est armé de sa palette de couleurs afin de dessiner en une nuit des personnages formant des traces sanglantes sur les trous béants d'un immeuble du ring, sans aucune permission. Il filme son exploit et sa vidéo déclenche des débats houleux sur Internet, mais les tags sont toujours là. « Les gens qui passent sont habitués aux architectures mutilées par la guerre et ne voient même plus les bâtiments. Certains m'ont accusé de vandalisme, mais ils ne savent pas que la seule raison pour laquelle ces vestiges sont encore debout, c'est à cause de litiges entre propriétaires qui s'éternisent. S'ils étaient résolus, ils seraient soit rénovés, soit détruits. Je tague pour permettre aux Beyrouthins d'ouvrir les paupières sur ces traces de guerre. Faire revivre la question de ce que l'on veut faire de ces bâtiments. Les soldats n'ont pas pris de permission pour bombarder, je n'en ai pas pris pour bomber non plus », sourit-il.
Une nouvelle polémique naît lorsqu'il peint la façade du Holiday Inn, autre vestige immuable et délabré. Ses tags tiennent quelques mois puis sont effacés. « Ça ne m'ennuie pas que ce soit annulé, d'une certaine manière c'était attendu. Tout ce que je voulais faire, c'était réactualiser le débat sur le sort de l'immeuble. L'idéal, c'est qu'il soit conservé en l'état et transformé en musée comme le Beit Beirut de Sodeco, mais ce dernier avait été financé par la mairie de Paris. Personne ne payera jamais pour le Holiday Inn, c'est quatre fois plus grand », regrette-t-il.
Potato Nose se prépare à exposer en février 2017 à l'hôtel al-Bustan. Son immeuble sur le ring, lui, est toujours là, et semble narguer d'un sourire sanglant les passeurs nonchalants ou distraits de l'autoroute.

 

(Pour mémoire : Qui sont les artistes du mur de la révolte ?)

 

Princes de la ville
À Beyrouth plus que n'importe où, l'art de la rue est éphémère et rebelle. « À partir du moment où on gribouille dans la rue, on se met en tête que le graffiti est fugace : il peut être effacé, détruit, recouvert par d'autres tags... On s'attend toujours à tout. » Cependant, le graffiti dans la ville n'est plus forcément contestataire : « Même si certains artistes, comme Ali Rafeï, poursuivent la rébellion directe, je trouve que pour mes projets de Single Man par exemple, le faire dans l'illégalité n'ajoute rien au concept. Ma contestation est dans mon message, donc je prends la permission désormais. Il y a un mois, la façade de Hamra a été réalisée en collaboration avec Tinol, BBAC et Ahla Fawda. »
Beyrouth se confronte également, comme toutes les capitales, au problème du street art commercialisé. Jad el-Khoury est catégorique : « Pour moi, le graffiti est une bouffée d'oxygène dans un environnement urbain toxique. Je n'ai jamais été commissionné, mais si une œuvre peut faire sourire, réfléchir ou rêver quelqu'un, c'est gagné, œuvre payée ou pas. » De toile en toile et de mur en mur, le street art est un pied de nez perpétuel à toutes les conventions, rébellion comprise. En attendant, Potato Nose et les artistes de Beyrouth continuent à transformer les murs de la capitale en immenses palimpsestes qui se colorent à l'infini.

 

 

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