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Liban - Échos de l’agora

De la modération mal comprise

Plusieurs événements ont récemment marqué la vie publique libanaise de manière inattendue. Tout le monde croyait, depuis plus de dix ans, que l'opinion publique qu'on appelle maladroitement « société civile » avait définitivement réintégré les enclos communautaires et acceptait, passivement, de jouer aux moutons de Panurge entre les mains de quelques chefs féodaux traditionnels, ou néo-féodaux, qui ont su accaparer l'esprit de corps de tel ou tel secte religieuse.

Durant dix ans, nous n'avons entendu que des discours délirants et haineux sur les droits de telle communauté ou sur la dignité de telle autre. Durant plus de dix ans, les seules manifestations de pacification de la vie publique consistèrent en des réunions de dignitaires religieux de diverses confessions, dont l'unique rôle était de montrer au monde le visage d'un Liban-message dont tout le monde se gargarise avec des trémolos sans trop savoir ce dont il s'agit. Mais par Liban-message, il était interdit d'entendre autre chose que de bonnes relations entre institutions religieuses. Vaine illusion. Car, tout comme une hirondelle ne fait pas le printemps, de même un turban et une calotte ne font pas la paix civile. Que de prières sont montées au ciel invoquant Dieu, comme si le problème majeur de la vie publique libanaise était un contentieux théologique ou quelques querelles religieuses ; alors qu'il est éminemment politique. Dieu, qui est un abîme de bon sens, ne peut que répondre : C'est vous qui avez créé ce problème, vous n'avez qu'à le régler par vos propres moyens ; je vous ai donné un esprit pour cela.

Tout, absolument tout, a été fait pour gommer la dimension politique de la vie publique libanaise qui avait littéralement explosé au grand jour un certain 14 mars 2005. Diverses forces politiques ultratraditionnelles : partis communautaires, partis féodaux, partis claniques familiaux se sont retrouvés sous le label 14 Mars et 8 Mars, et ont voulu récupérer l'esprit citoyen apparu il y a 10 ans. Ils reprirent leur petit jeu corrompu traditionnel de se partager le gâteau en pillant allègrement le trésor public.

D'illustres inconnus furent ainsi propulsés, du jour au lendemain, comme porte-parole de tel ou tel groupe confessionnel, grâce uniquement à leurs activités douteuses. Ils usèrent jusqu'à la corde la rhétorique identitaire, au sein des deux camps rivaux : 8 M et 14 M. Damas, puis l'axe Téhéran-Damas ne pouvaient que jubiler, eux qui avaient joué les pyromanes-pompiers depuis la fin des années 1960.
Au sein même du 14 M, que de compromissions, souvent sordides et inavouables, mais toujours lâches, ont été prises. Que de réconciliations entre chefs de clan et seigneurs de guerre qui n'ont d'autre but que ramener chaque mouton dans la bergerie communautaire.

Et puis... ce furent les élections municipales, ras-le-bol grandiose qui indiqua clairement qu'un sursaut de l'opinion publique était à l'œuvre. Un groupe de citoyens excédés décidèrent également de lancer un appel de Beyrouth en faveur de la Méditerranée du vivre-ensemble, sous le regard moqueur de faux intellectuels, de sceptiques ironiques, d'identitaires irréductibles, de minoritaires au teint blafard, d'excités de la religion et de tous ceux qui refusent de comprendre la modération comme option positive de courage et non comme renonciation à sa propre dignité.

Un modéré n'est pas un pleutre, ni un lâche ni un mou inconsistant. Un modéré est courageux, mais il n'est point téméraire. Un modéré tient un « discours mesuré et décidément centriste, fermement rationnel, mais également pragmatique, tenant compte des particularités de chacun et permettant de ne laisser personne à l'extérieur du champ des discussions ». Être modéré est tout un art qui nécessite la force de caractère de savoir concilier fermeté et réflexion souple. Le modéré est nuancé par définition, c'est pourquoi il refuse toute position radicale ou extrême.

Un modéré est-il miséricordieux ? Certainement, mais il sait que la miséricorde doit passer après la sentence judiciaire. Elle ne se substitue jamais à elle.

La modération est-elle une vertu morale et une fin en soi ? Certainement pas. C'est tout au plus une modalité, un moyen d'une grande finesse, une valeur d'approche de l'autre. Bref, la modération procède « par économie ».

Un modéré est-il un pacifique par principe ? Il aime certes la vie paisible par-dessus tout. Il refuse la violence qui lui fait horreur, mais il sait, aussi, à quel moment il faut nommer l'ennemi et comment se battre contre lui. Cependant, le modéré est conscient que l'ennemi politique ne peut jamais être à l'intérieur des frontières nationales à moins de vouloir déclencher une guerre civile. L'ennemi politique n'est pas non plus une idée ou une religion. C'est cela le vivre-ensemble, c'est-à-dire vivre paisiblement ici et maintenant, en un tel lieu, sous la protection du droit et de la loi, même si hors des frontières une guerre impitoyable est à l'œuvre.

Un modéré se distingue avant tout par son exigence morale. Il est conscient de sa dignité personnelle et n'accepte pas qu'en politique elle soit bafouée au nom de la raison d'État ou des prouesses tactiques inavouables. La politique est l'art du possible, certes. Mais cet art ne s'exerce jamais au prix de la dignité humaine.

Le message des récentes municipales ainsi que celui de l'appel de Beyrouth est fort simple. Ce sursaut de la société civile proclame qu'un homme politique qui accepte de cracher sur sa propre dignité est un homme mort. Il suffit de regarder le paysage politique libanais : il est jonché de cadavres.
Laissons donc les morts enterrer les morts, l'avenir est devant nous et la vie continue. Le politique est enfin de retour.

 

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Plusieurs événements ont récemment marqué la vie publique libanaise de manière inattendue. Tout le monde croyait, depuis plus de dix ans, que l'opinion publique qu'on appelle maladroitement « société civile » avait définitivement réintégré les enclos communautaires et acceptait, passivement, de jouer aux moutons de Panurge entre les mains de quelques chefs féodaux traditionnels,...
commentaires (6)

Magistral ! Merci Monsieur Courban d'avoir pavé la voie à une profonde réflexion permettant à la raison de faire face à l'irrationnel, jusqu'ici unique mode de pensée.

Paul-René Safa

09 h 55, le 11 juin 2016

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Commentaires (6)

  • Magistral ! Merci Monsieur Courban d'avoir pavé la voie à une profonde réflexion permettant à la raison de faire face à l'irrationnel, jusqu'ici unique mode de pensée.

    Paul-René Safa

    09 h 55, le 11 juin 2016

  • Pas du tout d'accord le changement doit venir de la maison avant de venir de la rue !!! Donc les libanais doivent changer en eux meme d'abords ... Si on arrive pas à comprendre Ca alors on a rien compris !!! Il fsit qu'ils redeviennent le libanais dont on vantaient sa générosités, son savoir vivre, son respect envers les autres .... TOUS CEUX QUI MISENT SUR LE RESTE N'EST QUE DE LA POUDRE AUX YEUX !!!

    Bery tus

    06 h 53, le 11 juin 2016

  • CA DEPEND SUR QUELLE PRISE LES TURBANS ET LES BARBICHES SE CONNECTENT... ET LA PANOPLIE AL HAMDOU LILLAH... POUR EUX PAS POUR NOUS... EST LARGE !

    LA LIBRE EXPRESSION

    12 h 10, le 10 juin 2016

  • Des citoyens excédés décidèrent de lancer un appel : Beyrouth Mâdînâtî ! Sous les moqueries de faux intellectuels, de minoritaires blafards, d'excités de la religion et de tous ceux qui refusent de comprendre cet appel comme option de courage et non comme renonciation à sa propre dignité. Bäïyroût Mâdînâtî n'est ni pleutre, ni lâche, ni inconsistante. Elle est courageuse, mais point téméraire. Elle est fermement rationnelle tout en étant pragmatique, tenant compte des particularités de chacun et permettant de ne laisser personne à l'écart. Elle est tout un art qui nécessite la force de caractère de savoir concilier fermeté et réflexion. Elle sait nuancer, elle ! Elle est miséricordieuse, mais sait que la miséricorde doit passer après la sentence judiciaire. La modération pour Bâïyroût Mâdînâtî est-elle 1 vertu morale et 1 fin en soi ? Certainement pas. C'est tout au plus une valeur d'approche de l'autre. Elle refuse la violence qui lui fait horreur, mais sait, aussi, à quel moment il faut nommer l'ennemi et comment se battre contre lui ! Elle se distingue par son exigence morale ; est consciente de sa dignité et n'accepte pas qu'en politique elle soit bafouée au nom de tactiques inavouables. Ce sursaut avec Bâïyroût Mâdînâtî proclame qu'un politique qui crache sur sa propre dignité est un homme mort. Il suffit de regarder ce paysage politique jonché de cadavres." ! Elle nous a fendu le cœur à tous, mais c'était pour notre bien. Merci encore, Bâïyroût Mâdînâtî !

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    09 h 53, le 10 juin 2016

  • Il suffit, aussi, juste de revoir l'émotion et les larmes de Nadine Labaki pour Beyrouth.... Montrées par "A Separate State of Mind" !

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    04 h 46, le 10 juin 2016

  • "Absolument tout a été fait pour gommer la dimension politique de la vie publique libanaise qui avait explosé au grand jour un certain 14 mars 2005. Diverses forces ultra-traditionnelles, féodales, communautaires, claniques ou familiales se sont retrouvés sous le label 14 Mars et 8 Mars, et ont voulu récupérer l'esprit citoyen apparu ce jour- là ! Et reprirent leur jeu traditionnel et corrompu de se partager le gâteau en pillant allègrement le trésor public.". Clair, net et précis. Tout est dit ! Merci.

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    04 h 36, le 10 juin 2016

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