L’économiste Thomas Piketty, lors de l’entretien accordé à « L’Orient-Le Jour » en collaboration avec le Bureau du Livre de l’ambassade de France. Photo C.G.
Dans votre livre, vous mettez notamment en avant une « contradiction centrale du capitalisme » selon laquelle le taux de rendement du capital croît plus vite que l'activité économique. Dès lors, comment réduire cette croissance exponentielle des inégalités entre les revenus du capital et ceux du travail ?
L'un des messages de mon livre est justement de dire qu'il n'y a pas de fatalité. C'est grâce à des chocs historiques particuliers – comme les guerres mondiales ou la crise des années 1930 – et surtout des choix politiques précis pour y répondre – tels que l'instauration de politiques fiscales volontaristes et les réformes sociales adoptées notamment en Europe de l'Ouest – que les inégalités ont progressivement été réduites pendant une grande partie du XXe siècle.
Mais depuis les années 1980-1990, il y a une tendance à la remontée des inégalités et à la concentration des patrimoines. Et ce dans un contexte de globalisation financière, de l'installation durable d'une croissance molle et du triomphe idéologique d'une croyance dans une autorégulation parfaite des marchés. Si rien n'est fait, on devrait donc retrouver les niveaux record du début du siècle en termes d'inégalités, même si cette tendance est actuellement plus marquée aux États-Unis qu'en Europe.
Or même depuis la crise financière de 2008, cette situation continue de s'aggraver et je suis par exemple frappé par l'écart énorme entre les proclamations victorieuses des responsables politiques sur la disparition des paradis fiscaux et la réalité des faits, comme l'ont – entres autres – rappelé les Panama papers.
Il faudrait donc aller graduellement vers une très grande coordination entre les États pour mettre en œuvre une imposition progressive et globale du patrimoine, en commençant par l'échelon régional. Cela reste l'un des outils les plus efficaces pour échanger des informations fiscales fiables et réduire la concentration des richesses. L'Europe a une responsabilité particulière à cet égard, notamment parce que la concurrence fiscale entre les États membres de l'UE n'a cessé de s'accentuer depuis la mise en œuvre de la monnaie unique. Mais cela supposerait de repenser totalement la gouvernance de l'UE, par exemple en renforçant le rôle des Parlements nationaux en son sein, en raison de leur légitimité démocratique.
(Pour mémoire : Partage des richesses: Thomas Piketty balaie les critiques du FT)
Comme le montre votre ouvrage, l'appréhension des inégalités nécessite au préalable de disposer de données statistiques fiables, or elles sont extrêmement lacunaires dans les pays du Moyen-Orient. Comment situer cette région sur la carte mondiale des inégalités ?
Il est effectivement extrêmement difficile d'évaluer les inégalités de revenus au sein de chaque pays du Moyen-Orient pour des raisons évidentes de transparence : on ne peut pas accéder aux données fiscales nécessaires. Mais il est toutefois possible de mesurer les inégalités à l'échelle du Moyen-Orient dans son ensemble, même en se basant sur les données officielles. Dans une étude menée avec Facundo Alvaredo et publiée en 2015, que nous continuons d'améliorer, nous avons examiné la zone allant de l'Égypte à l'Iran – en passant par la Syrie, l'Irak et la péninsule Arabique – soit environ 280 millions d'habitants. Même en se basant sur les estimations les plus conservatrices au sein de chaque pays, on peut ainsi estimer que les 10 % de la population du Moyen-Orient bénéficiant des plus hauts revenus se partagent environ 60 % des revenus totaux de la région. Or, dans les pays les plus inégalitaires du monde, comme le Brésil et l'Afrique du Sud – pourtant marqués par un très lourd passé historique en termes d'apartheid ou d'esclavage –, cette part oscille entre 50 et 55 % du revenu national. Nous en avons donc conclu que cette région est la plus inégalitaire du monde.
Cela est dû aux énormes inégalités entre les pays, liées notamment à la concentration – du fait de la géographie mais aussi du tracé de frontières arbitraires – des ressources pétrolières sur de tout petits territoires bénéficiant à des toutes petites populations. Une partie des difficultés du Moyen-Orient vient, je crois, de cette extrême concentration des richesses. Un tel degré d'inégalité rend difficile la construction d'États légitimes et développe un réel sentiment d'injustice.
Dans un billet publié sur votre blog dans le journal Le Monde en novembre dernier, vous allez jusqu'à affirmer que le terrorisme, et en particulier l'émergence du groupe État islamique (EI), se nourrit de cette « poudrière inégalitaire » ...
Je ne dis pas que les inégalités expliquent tout. Mais au-delà des affrontements religieux et politiques, il est clair que l'ensemble du système social de cette région est fragilisé par cette concentration extrême des richesses pétrolières sur de petits territoires peu peuplés. Et l'EI se nourrit de la frustration engendrée par cette situation.
De même, les inégalités qui existent en France ou en Europe, sur le plan des revenus mais aussi du point de vue des discriminations contre les populations immigrées d'origine musulmane, alimentent ce terreau. En France, des études récentes ont par exemple montré qu'avec le même CV, un candidat libanais prénommé Michel avait bien plus de chance d'obtenir un entretien d'embauche qu'un autre Libanais dénommé Mohammad. Cela ne justifie évidemment pas d'aller se faire exploser sur des terrasses à Paris mais, là encore, on ne peut ignorer cette frustration évidente ou considérer qu'une réponse basée sur le tout-sécuritaire est suffisante. Il y a aussi une réponse sociale à apporter, à travers un modèle de développement plus équitable et inclusif, mais aussi une lutte contre les discriminations à l'encontre des populations d'origine musulmane.
Et comment assécher ce terreau et réduire les inégalités au Moyen-Orient ?
Le Moyen-Orient devrait lui aussi construire un modèle de développement plus équitable. Toutes proportions gardées, les pays de la région pourraient s'inspirer de l'exemple de l'UE. Certes, la République arabe unie qui a regroupé l'Égypte et la Syrie (de 1958 à 1961, NDLR) a été un échec, mais il ne faut pas pour autant s'interdire de réfléchir à une union politique régionale qui permettrait de mettre en place une vraie politique de redistribution. Une politique semblable au système des fonds structurels européens qui se sont traduits par des investissements significatifs dans les régions les moins développées, par exemple. Cela entraînerait une redistribution de la rente pétrolière dans la région par des voies pacifiques, et donc forcément préférable à celle effectuée par les armes.
Bien sûr, je comprends que le Qatar et l'Arabie saoudite préfèrent qu'on vienne leur quémander quelques miettes... Mais ce modèle de développement ne peut pas marcher. Prenez le budget total de l'éducation pour l'Égypte, de l'école primaire à l'université : en 2015, il était d'environ 10 milliards de dollars, pour une population de plus de 90 millions d'habitants. À quelques centaines de kilomètres, le Qatar, avec une population d'environ 300 000 personnes, a enregistré des revenus supérieurs à 100 milliards de dollars la même année. On peut dire : « Pas de chance, c'est la géographie », mais une politique de civilisation consiste justement à aller au-delà de la géographie !
Le financement de l'économie libanaise repose en grande partie sur une attraction massive (et une forte rémunération) des capitaux étrangers pour compenser ses déséquilibres macro-économiques et commerciaux. Ce système vous parait-il viable à long-terme ?
Je ne sais pas si la situation du Liban est comparable, mais je repense à l'argument de l'ancien Premier ministre du Luxembourg et actuel président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker pour justifier le dumping fiscal pratiqué par son pays. Pour lui, la petite taille de son pays lui imposait une telle niche compétitive pour se développer dans la mondialisation...
Comme je l'ai évoqué, une collaboration régionale plus poussée – même si c'est naturellement très compliqué – pourrait aider le Liban à sortir du piège d'un modèle de développement basé sur une hypertrophie du secteur financier aux dépens de l'activité économique réelle et des investissements productifs.
Pour mémoire
L'économiste Thomas Piketty refuse la légion d'honneur, et tacle au passage le gouvernement
Qui sont les 100 personnes les plus influentes selon le Time ?
Mais c'est justement l'hypertrophie du secteur financier aux dépens de l'activité économique réelle et des investissements productifs, qui fait "enfler la dette publique" ! Wâlâââoû !
20 h 55, le 05 juin 2016