Malgré la reprise des négociations syriennes à Genève, chaque camp se prépare à une reprise généralisée des combats dans la région d'Alep. Le territoire occupé par l'État islamique (EI) à l'ouest de l'Euphrate est un enjeu plus crucial que la ville d'Alep elle-même.
Le 27 février dernier, le cessez-le-feu a interrompu l'offensive de l'armée syrienne et de ses alliés pour encercler les quartiers rebelles de la ville. L'armée syrienne avait réussi à couper la route de Aazaz avec la collaboration de la milice kurde du PYD. Cela avait entraîné une réaction très hostile de la Turquie qui s'est mise à bombarder les milices kurdes pour les empêcher de prendre Aazaz. L'armée syrienne avait aussi avancé au sud d'Alep contre le Front al-Nosra et à l'est contre l'EI, élargissant le périmètre autour de l'aéroport militaire de Kuwaires. À l'est de la province, le PYD, qui venait de traverser l'Euphrate fin décembre 2015, n'a pas essayé de profiter de l'occasion pour s'emparer de Manbij, les États-Unis l'ayant averti qu'ils ne le soutiendraient pas pour le moment en raison de l'hostilité de la Turquie.
La stratégie de l'armée syrienne dans la région d'Alep est simple. Tout d'abord, elle s'efforce de créer une double ceinture autour de la ville. Il s'agit d'isoler les quartiers orientaux, qui ne sont reliés à la province d'Idleb que par la route dite du Castello, le tronçon nord du périphérique. Il ne reste qu'un kilomètre pour que l'armée syrienne parvienne à faire la jonction avec le quartier kurde de Cheikh Maksoud. Le 14 avril, l'armée syrienne s'était emparée des fermes d'al-Mallah, au nord d'Alep, et se prépare depuis à une nouvelle poussée vers le sud pour achever l'encerclement. Une plus large offensive à l'ouest d'Alep, entre Zahra et Khan el-Assal, devrait achever l'isolement des quartiers rebelles en coupant la route de Bab el-Hawa. Toute la périphérie nord-ouest d'Alep sera ainsi prise dans une nasse. À terme, le même procédé devrait être employé à l'échelle de la province d'Idleb, pour couper les lignes d'approvisionnement de la rébellion depuis la Turquie.
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La stratégie de contre-insurrection de Damas repose sur deux principes : couper les lignes d'approvisionnement des rebelles depuis l'étranger, et les séparer des civils. Pour cela, il emploie la manière forte en bombardant les quartiers civils afin que les civils fuient. Une fois ces derniers partis, les rebelles deviennent des cibles plus aisées. C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre le largage de barils de dynamite sur Alep et les récents bombardements à Maaret el-Naamane ou Kafranbel. Certes, nous pouvons également l'interpréter comme une rupture du cessez-le-feu et des négociations de Genève, mais il ne faut pas oublier que Bachar el-Assad ne croit pas à ces négociations; par conséquent, il ne va pas modifier sa stratégie militaire pour éviter que l'opposition ne claque la porte du Palais des Nations. De toute façon, dès que les questions sérieuses, telles que son départ, allaient être évoquées, les négociations ne pouvaient qu'être rompues avec l'accord tacite de la Russie.
La lutte pour Manbij
Les États-Unis comptent essentiellement sur les Kurdes du PYD en Syrie pour se débarrasser de l'État islamique, mais cela n'est pas suffisant sur le plan militaire et s'avère problématique aujourd'hui. Le PYD veut s'emparer de Manbij avant de soutenir une offensive sur Raqqa, une autre étape vers la jonction avec l'enclave d'Afrin et l'unité des territoires kurdes du nord de la Syrie au sein du Rojava. Or, un des enseignements de la première bataille d'Alep, en janvier-février derniers, est que le PYD a bénéficié du soutien russe pour s'emparer de plusieurs villages tenus par les rebelles. Cette étroite coordination pourrait être renouvelée à plus grande échelle entre Afrin et Manbij.
Le second enseignement est que le président turc Recep Tayyip Erdogan est déterminé à empêcher cette jonction. L'artillerie turque a bombardé les positions du PYD, protégeant ainsi la ville de Aazaz. Des milliers de combattants rebelles, y compris du Front al-Nosra, furent autorisés à traverser le territoire turc depuis Idleb, pour renforcer la poche de Aazaz. Ces combattants ont été utilisés ensuite contre l'État islamique à l'est de Aazaz dans le but d'occuper le terrain avant le PYD ou l'armée syrienne ; il s'agit pour Erdogan de prouver aux USA que des rebelles « modérés » peuvent vaincre l'État islamique, et par conséquent qu'ils ne doivent pas soutenir le PYD à l'ouest de l'Euphrate. Le problème est que le succès des « modérés » est justement très modéré (voir la carte : « Les batailles d'Alep et de Dabiq »). La moitié des gains territoriaux ont été repris par l'EI, poussant 30 000 déplacés vers la frontière turque. L'État islamique défend cette zone farouchement car il veut conserver Dabiq, ce village où, selon l'eschatologie islamique, doivent s'affronter les forces musulmanes et antimusulmanes. La safe zone sous influence turque envisagée par le président turc entre Azzaz et Manbij aura donc du mal à voir le jour.
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Le divorce entre la Turquie et l'EI semble désormais consommé, après les attentats en Turquie et cette offensive. Sans doute Erdogan a-t-il compris qu'il valait mieux appuyer les efforts américains contre l'État islamique plutôt que de s'y opposer, s'il veut avoir une influence sur le traitement de la question kurde en Syrie. Lors de leur rencontre privée à Washington le 31 mars dernier, le président américain Barack Obama a clairement demandé à Erdogan de ne pas s'opposer à la prise de Manbij par les Kurdes, mais le président turc a exigé que cela soit des tribus arabes qui prennent Manbij et non les YPG, branche armée du PYD. Or il est impossible aux seules tribus arabes de s'emparer de Manbij. Par ailleurs, à la différence de Raqqa, il existe une importante minorité kurde à Manbij ; il n'est donc pas anormal que les YPG participent à la conquête de la ville sur le plan tactique, mais sur le plan politique, c'est évidemment un pas supplémentaire vers la construction d'un État kurde uni dans le nord de la Syrie.
La trêve est rompue
Le cessez-le-feu du 27 février avait gelé les combats sur le front occidental contre le Front al-Nosra et les autres groupes rebelles. Le camp Assad avait besoin d'une pause à l'ouest pour des raisons tactiques. En effet, il lui faut absolument reprendre la route de Deir ez-Zor pour ravitailler cette enclave gouvernementale encerclée par l'EI depuis un an. La reprise de Palmyre est la première étape de cette reconquête. Mais Deir ez-Zor est aussi indispensable pour reprendre le contrôle de la vallée de l'Euphrate et couper les relations entre les territoires occupés par Daech (acronyme arabe de l'EI) en Syrie et en Irak. La victoire d'Assad à Palmyre a donc été saluée à Washington, pour le plus grand plaisir de Moscou qui renouvelle ainsi son offre de collaboration contre Daech à Barack Obama.
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La reprise des combats à l'ouest d'Alep, dans le Ghab et le nord de la montagne alaouite, entre l'armée syrienne et le Front al-Nosra oblige l'armée syrienne à ralentir son offensive sur Deir ez-Zor, et par conséquent Raqqa. Difficile d'imaginer que le Front al-Nosra ait pris l'initiative seul de déclencher les hostilités à une large échelle. La Turquie, dont il dépend pour son approvisionnement en armes et munitions, et l'Arabie saoudite, son principal soutien financier, semblent avoir donné l'impulsion à leurs relais locaux. Le bombardement des marchés par l'armée syrienne à Maaret el-Naamane et à Kafranbel, le 19 avril, jette de l'huile sur le feu, mais n'est pas le facteur déclencheur. Il semble que la Turquie veuille empêcher l'armée syrienne d'avancer contre l'État islamique car le PYD en profiterait au nord. Mais n'est-ce pas justement ce qu'attendaient Damas, Moscou et Téhéran pour reprendre l'offensive autour d'Alep ? Raqqa n'était pas si importante que cela sur le plan stratégique et le camp Assad pense que les États-Unis ne pourront pas élimer l'État islamique sans son concours. Erdogan a donné ainsi au camp Assad le prétexte idéal pour achever son travail à Alep.
Seul Obama est pressé d'éliminer l'EI de Raqqa
Cependant, cette reprise anticipée des combats autour d'Alep n'est pas forcément de bon augure pour l'armée syrienne, engagée sur le front de Palmyre et l'impérieuse nécessité de rouvrir la route de Deir ez-Zor. Le fait que le meilleur général de Bachar el-Assad, Souheil el-Hassan, dit « le Tigre », soit sur le front de Deir ez-Zor témoigne de l'importance que représente la ville dans sa stratégie de reconquête du pays. La reprise de Raqqa est donc repoussée, mais à l'exception de Barack Obama, qui voudrait terminer son mandat avec la chute de Raqqa, les autres acteurs ne sont pas pressés d'éliminer l'État islamique de cette ville et même de la région. Pour Erdogan, l'EI est l'ennemi des ennemis. Pour Bachar el-Assad et le PKK, il constitue un parfait repoussoir, qui permet de demeurer au pouvoir à Damas pour le premier et de construire un État en Syrie pour le second. Dans ce contexte, la nouvelle bataille d'Alep ne peut donc que donner un sursis supplémentaire à l'État islamique qui devrait éviter ainsi une confrontation majeure pour Dabiq.
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11 h 28, le 30 avril 2016