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Culture - Disparition

Berge Fazlian, là où les rêves ont plus de consistance que la réalité

Acteur, metteur en scène, chorégraphe, le monde de l'art au Liban, dans ses balbutiements dans les années 1960-1970, lui doit beaucoup. Il en fut le promoteur et le nerf moteur...

Le théâtre était la raison de vivre de Berge Fazlian. Photo Sako Bikarian

Il avait 90 ans et c'est en ce soir du 15 février, fin d'une journée d'hiver ensoleillée, qu'il a décidé de partir. Non en exil à Istanbul où il est né, ni au Canada pour fuir la guerre libanaise, mais dans ce point du ciel où les rêves ont plus de consistance que la réalité. Et pourtant, Berge Fazlian, loin d'être un rêveur, était un inflexible et prodigue homme d'action. Jusqu'au bout.
Une longue carrière qui s'étend sur plus d'un pays et d'une capitale. Pas l'errance, mais le besoin d'épanouissement et d'accomplissement. Istanbul, Damas, Beyrouth, Bagdad, Montréal. Chapelet de rencontres marquantes, créations inédites et œuvres polymorphes qui ont chevauché l'âge d'or de Beyrouth, ses années de plomb et l'après-fracas des armes.
Une figure de proue, formée à l'école «stanislavkienne», qui a lutté dur, avec un tempérament bien trempé, pour sa part de soleil. Et qui n'était pas restée limitée à sa communauté arménienne. Mais qui a annexé (et frayé avec) les milieux arabes et francophones. Et conquis les meilleurs intellectuels et artistes libanais. Touchant même des cinéastes étrangers. Et pas des moindres.

Fringant à l'âge vénérable
Le théâtre était sa raison de vivre. Le théâtre apanage de tout être libre et généreux. Pour cet homme féru de culture, «le théâtre est l'école de la nation». Combien cette notion et cette phrase de Catherine de Russie est d'actualité quand on mesure l'état de déchéance et de décrépitude prévalant.
Profil d'aigle avec un visage typé des fils du pays de Vartan, les cheveux blancs longs dans la nuque, la barbichette négligée, filiforme dans ses costumes sombres, la voix haute et péremptoire, Berge Fazlian, qui ne s'est jamais départi de son accent arménien (même lorsqu'il voulait faire de la scène en langue arabe, comme avec Caracalla), curieux de tout, n'a jamais cessé de s'intéresser à ce qui se passait autour de lui. Même en son âge vénérable ! Du côté labeur et « laptop » avec clavier en lettres arméniennes, il était resté un fringant jeune homme.
Lui qui disait qu'Othello de Shakespeare était son livre de chevet, car il y voyait bien plus qu'un drame de la jalousie, mais plutôt le conflit entre l'Orient et l'Occident, a fait irruption dans le monde de la scène avec L'Avare de Molière.

Arrivé au Liban en 1951, il s'est vite illustré en emboîtant le pas au mouvement théâtral qui s'amorçait déjà. Non seulement chez les intellectuels arméniens (Papazian, Satamyian), mais surtout libanais. Car La Comédie des erreurs de Shakespeare, traduite par Ounsi el-Hajj, lui a ouvert les portes d'un large public arabophone qui l'a applaudi aussi bien à Rachana (à cette époque haut lieu, nec plus ultra culturel et artistique) qu'à Baalbeck avec les frères Rahbani et Feyrouz.
Biyah el-Khawatem (Le vendeur de bagues) porte son empreinte dans la mise en scène. On a associé dès lors son nom aux plus turbulents de nos écrivains, dramaturges et acteurs. Ceux qui ont fait les événements et fait couler beaucoup d'encre. Et on nomme, entre autres, Issam Mahfouz, Nabih Abou el-Hosn, Jalal Khoury, Férial Karim, Philippe Akiki, Antoine et Latifé Moultaka, Raymond Gébara, Chouchou (qui, le soir de la mort de Nasser, jouait encore sur scène – oh sacrilège en ces temps-là – quand le deuil était panarabe)...

Côté cinéma, Atom Egoyan lui a confié des rôles difficiles. Ainsi que Gary Garabédian, dont l'aventure cinématographique, hélas, a fini par un drame d'incendie.
La danse et les premiers pas de « dabké », encore si peu sûrs (avant que les bombes ne résonnent et que les immeubles ne tombent sur nos têtes) sur les planches des grandes productions libanaises, se sont épanouis, avec une grâce et une fluidité toute arménienne, sous sa houlette. D'où la grande amitié de Caracalla qui lui a toujours réservé, même au dam de son grand âge, un bon personnage de figuration dans tous ses spectacles. Car il lui prêtait aussi oreille attentive d'un conseiller avisé sur une pirouette ou un entrechat...

Les années d'exil
Les horreurs de la guerre ne l'ont pas vraiment effrayé. Un Arménien rescapé du génocide a toujours vu pire! Mais pour un humaniste tel que lui, le Canada semblait plus terre propice à la paix, la réflexion et la créativité. Illusions de bien de compatriotes... Vingt ans d'exil. Mais même Montréal et ses neiges n'ont pu éteindre le feu dévorant et sacré de la scène.
Retour au Liban et reprise des activités. Avec la même ferveur, le même zèle, une passion inaltérable et inaltérée. Sans jamais craindre de se renouveler, de changer de cap ou de se mouiller. Et d'annexer de nouveaux territoires en allant vers de nouveaux auteurs.
Non content de franchir les frontières des langues arménienne et arabe, voilà qu'il met en scène au Monnot Le Crapaud, un texte en français d'Alexandre Najjar. Ainsi qu'une autre œuvre francophone, celle de l'auteur canadien Robert Gurik, sans oublier le Khalil Gibran de Gabriel Boustani.
De toute évidence, pour Berge Fazlian, l'universalité se trouvait dans les gènes. Quoique son arménité, dans sa manière seigneuriale de parler, d'agir et de vivre, il l'a toujours portée haut, souveraine, inaliénable et vibrante.

Il avait 90 ans et c'est en ce soir du 15 février, fin d'une journée d'hiver ensoleillée, qu'il a décidé de partir. Non en exil à Istanbul où il est né, ni au Canada pour fuir la guerre libanaise, mais dans ce point du ciel où les rêves ont plus de consistance que la réalité. Et pourtant, Berge Fazlian, loin d'être un rêveur, était un inflexible et prodigue homme...

commentaires (2)

N'oublions pas que ,derrière tout grand homme, se cache ou plutôt règne une femme. Et quelle femme!! Sirvat, appelée tendrement Siro, et qui l'a accompagné tout au long de son parcours: Tant dans les années de gloire que les années d'épreuve, avec cette grande dignité qui la caractérise et son immense tendresse. Elle même est artiste dans l'âme, actrice et peintre de grand talent. Chère Siro, nos pensées vont vers toi ce soir, vers Harout et Nora, et tes chers petits enfants. Nous tous, vos amis, sommes en deuil ce soir. Puisse Berge reposer en paix et continuer à nous regarder de ses yeux malicieux

asmar marie-claire

21 h 22, le 17 février 2016

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Commentaires (2)

  • N'oublions pas que ,derrière tout grand homme, se cache ou plutôt règne une femme. Et quelle femme!! Sirvat, appelée tendrement Siro, et qui l'a accompagné tout au long de son parcours: Tant dans les années de gloire que les années d'épreuve, avec cette grande dignité qui la caractérise et son immense tendresse. Elle même est artiste dans l'âme, actrice et peintre de grand talent. Chère Siro, nos pensées vont vers toi ce soir, vers Harout et Nora, et tes chers petits enfants. Nous tous, vos amis, sommes en deuil ce soir. Puisse Berge reposer en paix et continuer à nous regarder de ses yeux malicieux

    asmar marie-claire

    21 h 22, le 17 février 2016

  • Un personnage qu'on n'oublie jamais tellement lui-même avait tous les traits d'un grand acteur, un peu sorcier, un peu fou. Merci d'avoir écrit cet article qui décrit si bien un parcours de vie si riche et intéressant au cours de 90 années tumultueuses.

    MIRAPRA

    03 h 39, le 17 février 2016

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