Je vous parle d'un temps que les plus de 35 ans n'auraient jamais imaginé connaître. Eux qui ont fait toutes les guerres et puis toutes les révolutions, et puis s'en sont lassés tant ce pays a le talent de fausser tous les jeux. Rappelons-nous seulement qu'un jour, nous eûmes l'espoir que le Liban se remettrait sur pied, qu'il renouerait avec la prospérité et retrouverait son légendaire talent de vivre. Mais qu'avons-nous fait, concrètement, pour y parvenir ? En gros, vraiment rien, sinon réagir par à-coups, grâce à quelques associations, tantôt pour le mariage civil ou la pose d'un pont piéton, tantôt contre la violence domestique ou la privatisation d'une plage publique. Mais l'eau ? Mais l'électricité ? Mais la santé ? Mais l'emploi ? La retraite ? Tout cela, les plus de 35 ans se sont résignés à ne jamais en parler. Ils ont entériné le manque, se sont adaptés, ont fait avec parce qu'il y avait toujours plus urgent. Quand on a tant d'années de guerre dans le nez, on finit par accepter l'idée que la stabilité est prioritaire et que le reste est un luxe. Ce grand souci, la stabilité, nous a fait arrêter le temps. Que rien ne change surtout, que rien ne bouge, que les députés s'autoreconduisent, que les zaïms intronisent leurs fils et gendres et se clonent, que nulle communauté ne se sente lésée dans le partage du pouvoir (et des commissions et autres bénéfices sur les ressources publiques), que le pays se transforme en statue de sel, mais que demeure en son palais d'illusions la sacro-sainte stabilité.
Ce temps dont je vous parle est celui d'aujourd'hui. C'est le temps d'une génération que nul n'a jamais pris la peine d'écouter. Une génération que nous avons couvée et protégée comme la prunelle de nos yeux pour que jamais elle n'ait à vivre ce que nous avons vécu. Une génération que nous avons infantilisée au point d'en oublier qu'elle avait elle aussi son mot à dire et que ce pays est d'abord le sien. Ces gamins d'hier n'ont pas compris pourquoi nous l'avons mis en berne, leur drapeau. Ni pourquoi ils sont traités avec autant de suspicion par les services consulaires, ayant cru un temps qu'il y avait quelque fierté à être libanais ; pourquoi il leur faut vivre au rythme des citernes et des allers-retours parcimonieux du courant et de la connexion à Internet, pourquoi leurs parents sont accablés, pourquoi leur vie est si étroite, leurs rues si sales, leur environnement si étouffant, pourquoi ils n'ont pas de perspective. Ils voient notre déni et la résignation qui est devenue notre seconde nature. Ils n'en veulent pas. Ils veulent prendre leur destin en main. En finir avec cette morbide immobilité. À présent, regardez bien, regardez-nous, regardez ce qui se passe dans les sphères du pouvoir : nos enfants sont devenus nos ennemis. Pas un vétéran humilié qui ne se soit posé la question de savoir quelle puissance étrangère les manipule, quel parti les infiltre. Les grincheux critiquent leur action désordonnée. Les théoriciens ricanent du haut de leur savoir. Les plus malins essayent de récupérer leur mouvement, vampires affolés par l'odeur d'un sang neuf. Nos dirigeants sont presque unis, tout à coup, face à l'adversité et s'entendent à les faire corriger. Ils désobéissent ! Ils se révoltent ! Ils disent tout haut, ô scandale, ce que nous nous contentons de marmonner : que les rois sont nus et que cette république pue, et que notre stabilité sent la charogne. Mais qu'ils cassent ! Mais qu'ils les arrachent, ces pavés, et qu'ils tentent ce que nous ne tenterons plus. Qu'ils réclament, qu'ils dénoncent, quoi qu'ils fassent ils créent un choc salutaire. Saluons humblement leur foi et leur courage. Féodalisme, communautarisme, passe-droits, c'est le début de la fin, qu'on se le dise. Certes, rien ne changera tout de suite, mais la statue de sel se lézarde. Et jamais les torrents ne refluent.
Fifi ABOU DIB
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Comme d'habitude Mme Abou Dib, vous critiquez avec clémence et respect. Les plus de 35 ans sommes responsables de ce laisser-aller qui dure pendant des décénnies. Ce qui a causé parmi d' autres tragédies, les assassinats des pères, enfants et petits enfants de leaders devenus féodaux... Bien triste notre histoire contemporaine! Nos enfants? Nous qui sommes des humbles citiyens, avons fait de notre mieux pour les éduquer civiquement. Malheureusement, la grande majorité de ces braves jeunes ont préféré quitter le Liban. Je garde l' espoir d'assister à un profond changement des moeurs, grâce au mouvement de la jeunesse héroïque qui se révolte et je les encourage à demeurer dans le cadre de leur "révolution" pacifique
Zaarour Beatriz
21 h 02, le 03 septembre 2015