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Moyen Orient et Monde - Tribune

Les Kurdes au secours de la démocratie turque ?

Bien que la Loi fondamentale interdise au chef de l'État de mener campagne, le président Erdoğan est de tous les événements publics et privés, pourvu que l’occasion, médiatisée, puisse servir de meeting de soutien et de mobilisation pour l’AKP. Adem Altan/AFP

Les Turcs s'apprêtent à se rendre aux urnes pour renouveler les 550 députés qui siègent à la grande Assemblée nationale. De toutes les élections qu'a connues la Turquie ces dernières années, celles-ci sont porteuses d'enjeux fondamentaux, dont deux notamment auront une portée directe sur l'avenir de la démocratie turque. Cette dernière, malgré toutes ses imperfections, reste l'une des plus abouties dans la région ; d'où l'intérêt de prêter attention aux facteurs internes et externes qui la bousculent actuellement. Le premier enjeu est le renforcement ou non du régime présidentiel, par un Recep Tayyip Erdoğan toujours plus avide de pouvoir personnel. Pour cela, il a besoin que son parti, fidèle et loyal, l'AKP, obtienne un score confortable. Le deuxième enjeu, plus important encore, concerne la montée en puissance et la légitimation par les urnes du parti prokurde HDP (Halkların Demokratik Partisi, Parti démocratique des peuples).

Malgré sa fonction présidentielle qui le place au-dessus de la mêlée partisane, le président Erdoğan mouille la chemise et domine la campagne électorale. Il est de tous les événements publics et privés, inaugurations, cérémonies, pourvu que l'occasion, médiatisée, puisse servir de tribune libre et de meeting de soutien et de mobilisation pour l'AKP (Adalet ve Kalkinma Partisi, Parti de la justice et du développement). Le but est d'atteindre le nombre de 367 sièges au futur Parlement, pour lui permettre de faire adopter une nouvelle Constitution qui accorderait plus de pouvoirs au président. En effet, M. Erdoğan juge que le régime parlementaire actuel jugule son pouvoir et l'enferme dans un costume trop étroit pour lui. Or, pour le moment tous les sondages s'accordent à prédire un recul de l'AKP qui ne serait donc pas en mesure d'assurer à M. Erdoğan la majorité confortable dont il a besoin pour imposer un régime présidentiel fort.


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La machine électorale AKP n'est plus ce qu'elle était. Après 12 brillantes victoires depuis sa création en 2001, elle semble s'acheminer vers une petite et courte victoire qui lui permettra tout juste de rester au pouvoir. Les pronostics les plus pessimistes prédisent un score inférieur à 40 % des voix, ce qui l'obligerait à former un gouvernement de coalition et serait certainement vécu comme une humiliation pour cette formation politique habituée aux plébiscites. On est loin cependant d'une débâcle comme le prédisent certains, mais il ne fait nul doute que Recep Tayyip Erdoğan exaspère l'électorat jusqu'à sa propre base, par sa personnalité, son arrogance, sa dérive autoritaire intransigeante. D'aucuns pensent que cet autoritarisme lui est une seconde nature, longtemps dissimulée derrière un discours démocratique et proeuropéen pour mieux asseoir son pouvoir et son prestige tant à l'intérieur qu'à l'international. Il y a sans doute beaucoup de vrai dans une telle assertion.

Toutefois, la dimension personnelle de la dérive autoritaire en Turquie est aussi fortement exacerbée par l'aggravation de la situation régionale, et plus particulièrement de la crise syrienne qui a happé la Turquie tout entière dans sa tourmente. C'est en s'accaparant la politique turque en Syrie et en en faisant une affaire personnelle, que M. Erdoğan a lentement mais progressivement laissé libre cours à son autoritarisme. La dégradation de la crise syrienne en guerre civile entre différentes factions a, de par l'implication active de la Turquie, réveillé des clivages et des tensions au sein même de la société turque, entre sunnites et alévis (alaouites), entre Kurdes et Turcs, entre le camp anti-Bachar et le camp pro-Bachar. Cette polarisation n'a fait que se confirmer depuis, M. Erdoğan échouant par son intransigeance à accepter ne serait-ce que l'expression du pluralisme.
Ainsi, un score moyen aux élections du 7 juin sera-t-il en partie imputable à la politique aventurière que mène le président vis-à-vis de la crise syrienne. Impopulaire y compris au sein même de l'électorat de l'AKP, cette politique lui coûte nombre de voix précieuses. Faible et éclatée, l'opposition traditionnelle représentée par le CHP (Cumhuriyet Halk Partisi, Parti républicain du peuple), le MHP (Milliyetçi Hareket Parisi, Parti de l'action nationaliste), et le HDP, a su utiliser l'enlisement de la Turquie dans la crise syrienne pour en faire un instrument de politique électoraliste contre l'AKP sans toutefois y gagner pour autant.

 

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Avec une démarche populiste et malsaine, le leader du CHP, Kemal Kılıçdaroğlu, n'a pas hésité à annoncer qu'en cas de victoire, sa première décision serait de renvoyer en Syrie les 2 millions de réfugiés que la Turquie solidaire d'Erdoğan a d'ores et déjà accueillis. Au cours de la campagne, le même Kılıçdaroğlu, dont la formation politique se considère pourtant de gauche, humaniste et généreuse, a reproché à M. Erdoğan de dépenser l'argent public du pays à aider les réfugiés syriens au lieu d'augmenter les pensions des retraités en Turquie.

Mais le plus grand enjeu de ces élections pour l'avenir de la Turquie et de sa démocratie sera le score qu'obtiendra le parti prokurde, HDP. La question cruciale sera de savoir si cette formation parviendra à franchir le seuil des 10 % de voix à l'échelle nationale pour pourvoir former un groupe parlementaire au sein de l'Assemblée nationale. Les sondages le créditent de 9 à 12 % des voix, et une très forte tension électrise déjà tout le pays, car de l'entrée du HDP au Parlement dépendront la nature et l'ampleur de la victoire de l'AKP, toujours première force politique du pays. Le HDP a de réelles chances d'atteindre son but car avec un leader charismatique en la personne de Selahettin Demirtas, il a su mener une campagne fondée sur le respect du pluralisme et de la démocratie, deux principes fondateurs bafoués par M. Erdoğan.

Afin de gommer son identité de parti prokurde, il a su s'ouvrir à d'autres segments de la société turque, notamment les minorités religieuses et ethniques, les exclus et les marginalisés. Mais surtout, il a su capter le soutien des intellectuels de gauche, libéraux et démocrates, déçus par l'autoritarisme d'Erdoğan qu'ils avaient pourtant soutenu des années durant. Toute cette classe intellectuelle a consommé la rupture vis-à-vis du pouvoir lors du mouvement de protestation de Gezi en juin 2013. En choisissant de soutenir le HDP, elle valorise et accrédite son discours ouvert et inclusif, à l'extrême opposé du discours plus diviseur et polarisateur du président. Toutefois, bien que porteur des idéaux démocratiques du pays et ouvert à toutes les franges de la société turque, le HDP reste otage du PKK dont il demeure toujours la vitrine légale. S'il apparaît un peu plus libre à l'ouest du pays dans la promotion de ses idéaux démocratiques, il se révèle être encore à l'est, dans les provinces kurdes, sous la férule du PKK, qui exerce une forte pression sur la population pour qu'elle vote pour le HDP.

Le HDP, en qualité d'outsider et force montante, jouera donc les arbitres dans le scrutin à venir. Par ricochet, il permettra ou non à l'AKP de réaliser son projet de réforme présidentielle, et de son entrée au Parlement ou non dépendra l'avenir de la démocratie tuque. Recep Tayyip Erdoğan, après avoir tant apporté à son pays depuis 2002, s'est perdu en Syrie et abandonné aux sirènes d'un autoritarisme autodestructeur et préjudiciable à l'ensemble du destin turc. Dans un tel contexte, le HDP ne peut qu'émerger comme un nouvel espoir pour la démocratie turque. Les Kurdes ont beaucoup à apporter aux Turcs, à condition que le HDP parvienne à clarifier ses relations avec le PKK.

*Bayram Balci est chercheur au CNRS (France).

 

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