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Liban - 10e anniversaire du retrait syrien

Les lieux et bâtiments devenus des symboles de l’implantation des SR syriens au Liban

Le poste abandonné de Madfoun. Photo Tony Frangié

En vingt-neuf ans, l'armée syrienne avait installé plusieurs centres de services de renseignements (SR) dans tout le Liban. Les plus connus étaient ceux de l'hôtel Beau Rivage à Beyrouth, la villa Jabre au Bois de Boulogne (pour contrôler le Metn), Hammana (pour commander le Mont-Liban), Chtaura (pour la Békaa), Haykalié (pour Tripoli), et Anjar, véritable quartier général des SR syriens à partir duquel l'appareil sécuritaire mis en place par Damas contrôlait tout le Liban.


Nombre de Libanais ont été arrêtés et torturés dans ces centres. Les moins chanceux étaient transférés d'un centre de services de renseignements dans une région donnée jusqu'à Anjar où des cellules avaient était prévues à proximité de la vieille citadelle Mamlouk ainsi que dans des terrains agricoles non loin de ce qu'on appelait l'usine d'oignons à Majdel Anjar. Certains mouraient sous la torture. Plus d'un témoin originaire de Majdel Anjar se souvient qu'en se retirant en avril 2005, l'armée syrienne avait emporté dans ses camions de la terre recueillie des terrains vagues entourant ladite usine. Selon eux, cette terre devait contenir les ossements des personnes mortes sous la torture.


C'est aussi à partir des cellules de Anjar que les Libanais étaient transférés vers les prisons syriennes de Mazzé, Tadmor et Saydanya... Jusqu'à présent, des centaines d'entre eux sont toujours portés disparus. D'autres, libérés, n'en sont pas sortis indemnes.
Aujourd'hui, la villa Philippe Jabre (au Bois de Boulogne), ainsi que l'immeuble Golden Sands, dans le périmètre du Beau Rivage, où les prisonniers étaient torturés, revivent. Comme pour exorciser la souffrance vécue entre les murs de la maison qui l'avait vu grandir, l'actuel propriétaire de la villa Jabre la cède souvent à des ONG et des associations pour des activités caritatives.
Nous reproduisons ci-dessous des extraits des reportages publiés en avril 2005 dans ces mêmes colonnes à la suite de l'évacuation des principaux centres des SR syriens dans différentes régions dans le but d'illustrer la place occupée par certains lieux emblématiques qui étaient devenus à l'époque des symboles de la répression de l'appareil sécuritaire syrien.

 

Une position syrienne évacuée à Batroun. Photo d'archives.

 

Chtaura
« Désormais nous pourrons vivre la tête haute », s'exclame un homme originaire de Jdita, assis à la terrasse d'une sandwicherie de Chtaura. L'évacuation du centre de service de renseignements et du barrage syriens de Chtaura s'est produite en l'espace de quelques heures. Les habitants de la localité et des villages voisins, chrétiens et musulmans, ont pris possession de la rue pour faire éclater leur joie. Ainsi deux moutons ont été égorgés, l'un à l'emplacement du point de contrôle syrien, et l'autre à l'entrée du bâtiment qui abritait la permanence des services de renseignements de Damas. Certains sont descendus à pied du village, d'autres étaient au volant de leur voiture, klaxonnant en signe de joie. Ils offrent des roses et des douceurs arabes aux soldats libanais (ayant remplacé les militaires syriens au barrage) et aux passants.
« Voilà la fin de trente ans d'injustice. Tous les habitants de la Békaa ont été humiliés ici », indique un homme de Kab Élias. « Cela fait trente ans que nous attendons qu'ils partent, je n'ai pas encore réalisé que mon rêve est devenu réalité », indique Michel, originaire de Jdita, agitant un drapeau libanais et fixant le point de contrôle qui vient d'être remis à l'armée libanaise comme pour graver ce moment dans sa mémoire. Joseph s'écrie à son tour : « Heureusement que nous nous étions psychologiquement préparés pour leur départ, sinon tous les habitants de Jdita seraient morts de joie. » « Dieu merci, Dieu merci », répète Ragheb, comme un automate, regardant les convois de voitures qui passent devant son épicerie. D'autres lancent avec un grand sourire : « Bon débarras » ou encore : « Que Dieu ait pitié de l'âme de Rafic Hariri. » Alors que certains remontent à pied au village, brandissant portraits ou drapeaux, un épicier les hèle pour leur demander : « Vous êtes sûrs qu'ils sont partis ? Qu'ils ne vont plus jamais revenir ? »
Un homme indique sans pour autant dévoiler son identité : « Je suis propriétaire d'une laiterie non loin du barrage. Cela fait trente ans que les membres des services de renseignements syriens vivent à nos crochets... Nous leur servions gracieusement le thé, le café, les sandwichs, cela sans compter leurs invitations... indique-t-il. Vous savez, pour la statue de bronze de Bassel el-Assad (démantelée quinze jours plus tôt par les habitants avant le retrait de Chtaura), tous les propriétaires des fonds de commerce de la rue principale – des banques aux laiteries – avaient cotisé pour rassembler 300 000 dollars, le prix de l'élément en bronze sculpté en Italie, ajoute cet habitant de la région avec amertume. Je suis heureux que mon père soit toujours vivant pour les voir partir. Cela fait trente ans qu'il rêve de cet instant. »

 

Bois de Boulogne
Construite sur quatre étages, entourée d'un immense jardin où se trouve ce qui ressemble à des vestiges d'un terrain de tennis, et ayant une superficie de 46 000 mètres carrés, la villa Raymond Michel Jabre (actuelle villa Philippe Jabre) a abrité la permanence des services de sécurité syriens durant près de 30 ans. Le rez-de-chaussée et les étages supérieurs logeaient une cinquantaine « d'hommes en civil ». Le reste, notamment deux étages (qui abritaient avant l'arrivée des soldats syriens une immense salle de jeux et les dépendances des domestiques), servait de chambres pour les gardes, de cellules et de salles de torture. (...) Une porte donnant sur un jardin : le mur est noir à cause de la fumée récente et le sol est jonché de cendre très noire, celle de milliers de dossiers que les services de renseignements syriens ont dû brûler juste avant de partir. On retrouve aussi des pots de peinture blanche qui n'ont pas été utilisés.

 

 

Dans la Villa Jabre.


Un homme, dans une épicerie, raconte : « C'est comme si les Syriens avaient pris la fuite. Dans toute cette région, ils ont rangé leurs affaires à la va-vite, comme des locataires qui n'ont pas payé leur loyer et qui ne comptent pas croiser le propriétaire. » Un peu plus loin, au Bois de Boulogne et à Mrouj, les langues commencent à se délier. Mais ceux qui racontent les moments passés à la villa Jabre préfèrent ne pas révéler leur identité, donnant des prénoms fictifs. « Tous les habitants de Dhour el-Choueir, Aïntoura el-Metn, Mrouj, Khonchara et Bois de Boulogne, qui n'appartenaient pas à des partis prosyriens, notamment au PSNS et au Baas, ont séjourné au moins une fois à la villa Jabre », indique Élie. Il raconte : « J'avais 14 ans, c'était en 1989. Ils savaient que j'étais un partisan du général Aoun. Ils m'ont accusé d'avoir manigancé une explosion à l'entrée de l'hôtel Moukarzel (une position syrienne entre Dhour el-Choueir et Khonchara, évacuée dimanche). Je suis resté une semaine dans la cellule de la villa Jabre. Nous étions 70 personnes dans cette chambre de 25 mètres carrés. » Élie énumère les formes de torture... « Et ensuite, en plein mois de janvier, après avoir été torturés et battus durant trois ou quatre heures, ils nous sortaient en plein air en nous aspergeant d'eau glacée. J'avais 14 ans », martèle-t-il encore. « Durant trois jours, ils ne m'ont pas donné à manger. Puis il fallait prendre du pain rassis placé sous un évier crasseux et boire du thé qu'ils avaient préparé dans un bidon en fer. »


Georges, lui, indique qu'il a été à plusieurs reprises « arrêté ». « Maintes fois, ils me créaient des histoires au barrage de Dhour el-Choueir et m'amenaient à la villa Jabre. Ils savaient tout simplement que je ne les aimais pas. Je ne voulais pas de leur présence dans mon village. Et me voilà quand même, je ne suis jamais parti, indique-t-il. J'ai eu de la chance, car parfois, ils transféraient les prisonniers de la villa Jabre à la permanence des services de renseignements syriens de Hammana (commandant tout le Mont-Liban et évacuée lundi dernier), à Anjar ensuite, puis en Syrie. »
Un quartier de Mrouj. L'ambiance est un peu plus détendue. Sur l'un des murs de son magasin, Michel a collé deux portraits du président assassiné Béchir Gemayel. Sur le trottoir, il expose à la vente des foulards rouge et blanc de l'opposition plurielle (actuel Mouvement du 14 Mars) et des drapeaux du Liban. « Depuis près de trente ans, on ne voyait dans notre région que des drapeaux syriens. Il y a quelques années, la municipalité a commencé à décorer la place de Mrouj, pour la fête de l'Indépendance, avec les drapeaux du Liban. Ça me rendait fier. Le 22 novembre dernier, j'ai décidé de proposer à la vente des drapeaux libanais pour l'indépendance. Puis je les ai rangés, je n'avais pas le choix. Ce n'est qu'avec le départ des troupes de Damas, dimanche matin, que je me suis remis à les vendre », raconte Michel, qui croit dur comme fer que « rien ne dure éternellement ».
Quelques heures après le départ des troupes de Damas de la villa Jabre, un drapeau libanais haut de plusieurs mètres flottait déjà au-dessus de l'endroit où des centaines et des centaines de Libanais ont été humiliés dans leur propre pays.

 

La Villa Jabre.

 

Le Beau Rivage et l'immeuble Golden Sands
L'hôtel Beau Rivage n'a jamais abrité de prisons ou des cellules de torture. L'hôtel n'était pas la permanence des services de renseignements syriens à Beyrouth. Cette dernière était située deux rues plus loin, en descendant vers Ramlet el-Baïda, dans l'immeuble Golden Sands. Tout au long de la guerre et de l'occupation, l'hôtel – classé quatre étoiles A – n'a jamais fermé ses portes mais n'a pas fonctionné à plein rendement. Loin de là. Les généraux syriens, notamment Ghazi Kanaan et Rustom Ghazalé, ont habité le Beau Rivage jusqu'à la fin des années quatre-vingt-dix. Ils y tenaient aussi leurs réunions...
Construit en 1967 par Hassan Harmouche, le Beau Rivage était à cette époque parmi les rares hôtels de Beyrouth à être doté d'une salle de sport et d'une piscine. Composé de onze étages à partir du rez-de-chaussée, l'hôtel compte une centaine de chambres et de suites, dont certaines donnent sur la belle plage de Ramlet el-Baïda. Parmi ces suites, la 207 a été occupée des années durant par l'ancien chef des services de renseignements syriens au Liban, Ghazi Kanaan, mort à Damas en octobre 2005, quelques mois après le retrait des troupes syriennes du Liban. Selon la version officielle syrienne, il se serait suicidé. D'aucuns affirment qu'il a été suicidé ...
L'hôtel Beau Rivage a été occupé par l'armée israélienne en 1982. Les soldats syriens sont revenus à Beyrouth en 1985 en tant qu'observateurs. Leur nombre grossissait petit à petit. Ils ont occupé trois étages de l'hôtel, préférant s'installer dans les étages inférieurs du bâtiment, tenant leurs réunions dans les chambres et les suites, jamais dans le lobby ou les espaces communs de l'hôtel.


L'immeuble Golden Sands, situé dans le périmètre du Beau Rivage, a une vue imprenable sur la plage de Ramlet el-Baïda. Construit à la fin des années soixante, le bâtiment a été occupé dès 1976 par l'armée syrienne. Évacué ensuite par les troupes de Damas en 1982 avec l'invasion israélienne, le bâtiment a été réinvesti en 1985, quand les Syriens sont revenus à Beyrouth. Jusqu'en mars 2005, les soldats syriens ont occupé le sous-sol ainsi que les premier, deuxième et quatrième étages du bâtiment. Au sous-sol, les pièces qui devaient servir de caves ou de chambres pour les employés de maison, destinées à chacun des onze étages du bâtiment, ont été transformées en lieux de torture et en cellules de prison. Aux premier, deuxième et quatrième étages de l'immeuble logeaient les soldats syriens. En face du Golden Sands Building, un bâtiment avait abrité les appartements de Rustom Ghazalé, de deux de ses frères et de plusieurs généraux syriens. L'ancien ministre et député assassiné, Élie Hobeika, avait également occupé l'un des appartements de ce bâtiment lorsqu'il était sous la protection des Syriens.


Jusqu'à la fin des années quatre-vingt-dix, un terrain vague abritait, non loin de là, comme un cimetière, de la ferraille et des carcasses de voitures. C'étaient des véhicules appartenant à des hommes que les services de renseignements syriens avaient capturés et n'avaient probablement plus jamais relâchés.
Au Golden Sands, uniquement trois étages sont restés habités par leurs propriétaires tout au long de l'occupation. Préserver leurs appartements constituait pour eux un devoir comparable à celui des militaires qui luttent pour préserver un territoire. Cela constituait pour eux un acte de résistance.

 

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En vingt-neuf ans, l'armée syrienne avait installé plusieurs centres de services de renseignements (SR) dans tout le Liban. Les plus connus étaient ceux de l'hôtel Beau Rivage à Beyrouth, la villa Jabre au Bois de Boulogne (pour contrôler le Metn), Hammana (pour commander le Mont-Liban), Chtaura (pour la Békaa), Haykalié (pour Tripoli), et Anjar, véritable quartier général des SR...

commentaires (1)

En 1976/77, un bidasse syrien alaouite, juché sur une grosse caisse sur le pont de Nahr el-Kalb, donnait des signes de circulation pour les voitures allant ou venant de Beyrouth avec... son pied ! Et dire que ces gens-là sont depuis 2005 les alliés les plus intimes du nommé Michel Aoun.

Un Libanais

17 h 57, le 09 juin 2015

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Commentaires (1)

  • En 1976/77, un bidasse syrien alaouite, juché sur une grosse caisse sur le pont de Nahr el-Kalb, donnait des signes de circulation pour les voitures allant ou venant de Beyrouth avec... son pied ! Et dire que ces gens-là sont depuis 2005 les alliés les plus intimes du nommé Michel Aoun.

    Un Libanais

    17 h 57, le 09 juin 2015

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