Les chrétiens aussi peuvent dialoguer entre eux !

En ces temps gris, les bonnes nouvelles semblent brusquement se succéder. D'abord les échos positifs venus de l'ébauche de dialogue entre le courant du Futur et le Hezbollah, qui s'est d'ailleurs traduite par un élan de solidarité et l'absence d'accusations hâtives à la suite du double attentat de Jabal Mohsen. Ensuite, la fin de « Roumieh, hôtel quatre étoiles pour les détenus islamistes », sans qu'une goutte de sang ne soit versée et visiblement avec un feu vert local, régional et international. Les chrétiens ne pouvaient donc pas demeurer en reste. Si, en dépit du large fossé qui les sépare tenant à la fois du religieux, du politique, de l'histoire et du confessionnalisme, les sunnites et les chiites ont pu s'asseoir à la même table et commencer à discuter, il était inacceptable et totalement injustifiable que les chrétiens ne puissent pas faire de même eux aussi. Le Vatican avait d'ailleurs adressé des messages clairs en ce sens et le patriarche maronite avait lui aussi poussé ses interlocuteurs à œuvrer dans le sens d'un dialogue interchrétien. L'idée était donc dans l'air et elle s'est concrétisée après le retour d'Arabie saoudite du chef des Forces libanaises Samir Geagea, lorsqu'il a établi un contact direct avec le général Aoun par le biais d'un appel téléphonique pour un échange de vœux à Noël.
Dès lors, les préparatifs pour un dialogue entre les deux hommes ont réellement commencé et les deux responsables chargés de préparer le terrain entre les deux leaders chrétiens ont été soigneusement choisis afin de trouver des terrains d'entente. Michel Aoun a donc choisi le député Ibrahim Kanaan, et Samir Geagea son conseiller pour l'information Melhem Riachi. Dès le départ, le chef du CPL avait fait savoir qu'il n'était pas question d'un dialogue qui se résumerait à une rencontre médiatique sans contenu de fond. Dans son esprit, la rencontre avec le chef des FL devrait couronner un accord et non être le début d'un dialogue qui pourrait par la suite ne pas aboutir à des résultats concrets. En même temps, Michel Aoun avait déclaré publiquement qu'il souhaitait que le dialogue avec le chef des Forces libanaises porte sur la République en général, sur le rôle des chrétiens dans cette République et sur la façon de renforcer leur présence au sein de l'appareil de l'État pour aboutir à un partenariat véritable. Si, au départ, Samir Geagea n'avait en tête qu'un seul sujet de discussion, à savoir la présidentielle, il a en tout cas accepté d'élargir le dialogue à l'ensemble du rôle des chrétiens au Liban. La question de l'ordre du jour a donc été ainsi réglée et les rencontres entre Ibrahim Kanaan et Melhem Riachi, qui sont en contact quasi quotidien avec les deux chefs chrétiens, se multiplient pour faire avancer le dialogue. Les visions des deux camps sont reproduites par écrit et, selon les informations qui filtrent à la presse, les discussions sont sérieuses.
Faut-il en conclure que les deux grands pôles chrétiens vont finalement s'entendre sur le dossier présidentiel et permettre ainsi l'élection d'un nouveau président de la République, puisque aussi bien le courant du Futur que le Hezbollah sont en train de dire qu'ils acceptent tout candidat choisi par les différentes parties chrétiennes ? Des sources chrétiennes qui suivent de près ce dossier ne sont pas optimistes sur ce point en particulier. Selon ces sources, Samir Geagea souhaiterait proposer à Michel Aoun un « deal » qui consisterait dans le retrait de leurs deux candidatures au profit d'un candidat qui aurait leur bénédiction et s'engagerait à respecter les points d'accord entre eux, une fois élu président. De son côté, le député du Kesrouan croit pouvoir convaincre le chef des FL de voter pour lui parce qu'il est en mesure, une fois président, de renforcer la présence des chrétiens et en même temps de faciliter le retour de Saad Hariri à la tête du gouvernement, ce qui permettrait de relancer la vie politique dans le pays sur des bases saines et avec des communautés pacifiées. Sur le dossier présidentiel, le fossé est donc encore profond car les approches sont différentes.
Les sources chrétiennes précitées estiment que malgré tout, le dialogue est dans l'intérêt des deux camps et des Libanais en général bien entendu. Pour Samir Geagea, il s'agit en quelque sorte d'une « win-win situation ». D'abord, il est désormais reconnu comme le principal rival de Michel Aoun sur le plan de la rue chrétienne et il est devenu l'interlocuteur incontournable, surtout depuis le dernier voyage en Arabie saoudite qui l'a consacré comme l'allié chrétien privilégié des Saoudiens, indépendamment du courant du Futur. Ensuite, s'il parvient à convaincre le chef du CPL d'une entente sur un troisième candidat, il sera en quelque sorte « le sauveur de la présidence », et s'il n'y parvient pas, il pourra alors rejeter pleinement la responsabilité du blocage sur son rival.
Michel Aoun de son côté ne peut pas refuser le dialogue avec le chef des FL, d'abord parce que la situation actuelle des chrétiens au Liban et dans la région ne supporte pas un surplus de divisions. Selon ses proches, il compte d'ailleurs présenter à son interlocuteur une vision globale du rôle des chrétiens dans la région, de son importance et des moyens de le renforcer dans l'intérêt des chrétiens certes, mais aussi des autres composantes de la région. S'il parvient à convaincre Samir Geagea de cette vision, la présidence au Liban ne sera plus un problème et il sera alors plus facile de choisir la personne la plus habilitée à concrétiser cette vision, en cette période particulièrement délicate pour l'ensemble de la région. À travers ce dialogue, Michel Aoun aura montré qu'il est à la hauteur de la gravité de la situation et que les intérêts des chrétiens et de la République restent sa priorité.
Ces points précisés, il devient clair qu'aussi bien Michel Aoun que Samir Geagea ont intérêt à entamer ce dialogue. Même s'il ne doit pas aboutir rapidement...