Il a fallu plus de dix ans à Negib, un ancien, autrement dit un vieux, ou même un très vieux si on veut, bien conservé d'après téta* Najla, comme s'il s'agissait d'une confiture de figues en pot, pour qu'il s'habitue à appeler son petit-fils Nej au lieu de Negib. Rien à faire, la loi de la belle-fille était dure mais c'était la loi et Negib s'y était soumis en fin de compte.
Jiddo** Nejib ne comprenait pas pourquoi, pour les jeunes, les patins à roulettes illustrés par Charlot dans Les Temps modernes s'appellent « rollers » aujourd'hui et que la bicyclette de Jacques Tati dans son film Jour de fête soit devenue « bike ». De même que « trekking » par exemple remplace maintenant le mot randonnée. Toutes ces expressions anglaises, utilisées à tort et à travers, l'énervaient comme pas possible. Il n'était pas content non plus de s'apercevoir que Nej parfois, subrepticement, mettait sa main devant sa bouche pour réprimer un bâillement lorsqu'il lui racontait comment était la vie dans le passé. Il s'agissait pourtant de faits réels et importants d'après lui, que tout le monde devait connaître.
Quand on promenait jiddo en voiture, pour l'aérer comme disait sa bru, bavard comme il l'était, il gratifiait tout le monde d'une profusion de descriptions des lieux aujourd'hui radicalement changés ou complètement disparus. Ici, disait-il alors que l'on traversait le grand espace vide situé au milieu de la ville, c'était « Bourj » ou place des Canons, la place centrale de Beyrouth, grouillante de monde et remplie de taxis et de tramways. Là-bas, il y avait le petit Sérail, où se réunissait le gouvernement, et là, à gauche, « Ahouet el-Ezez », le café vitré, l'authentique, pas celui qui se trouve rue Gouraud aujourd'hui.
« Waw, super ! » s'écria Nej en voyant la grande mosquée qui l'a remplacé. Ou bien : « Regarde jiddo les bateaux dans le port. »
Le vieux Negib se souvenait aussi que pour aller à Hamra ou « Snoubra » à Ras-Beyrouth, on prenait les taxi-services dans le sous-sol du cinéma Métropole et si on voulait se rendre à Achrafieh d'autres dans le souk des menuisiers, à côté de la place Debbas, « Tiens, où est-elle passée celle-là ? » On choisissait alors le taxi qui annonçait « par en bas » qui passait à côté de l'église Mar Mitr, ou « par en haut » qui traversait le carrefour Sassine.
Nej, pendant ce temps, s'émerveillait des maisons en style pastiche libanais de Saifi Village, construites à l'emplacement même du souk des menuisiers démoli, et il dit sans hésiter : « C'est comme dans la bande dessinée que je lis en ce moment, Alice au pays des marvels. »
Jiddo s'était mis à décrire ensuite comment était le marché principal de la ville, le fameux « souk Nourié », réputé pour sentir fort la peau et la viande des bêtes abattues à même les marches extérieures de la cathédrale Saint-Georges, le poisson sur les étals, les oies et les poules dans les cageots et le cuir des chaussures bon marché. Nej l'interrompit en annonçant que le nouveau « souk de Down Town » était magnifique et que c'était là qu'il retrouvait ses copains pour des animations que les magasins de luxe organisaient.
Jiddo, en une dernière tentative d'attirer l'attention des siens sur le bon vieux temps, commença à raconter comment, pour seulement dix piastres, il pouvait traverser la ville d'est en ouest en tramway. Il lui suffisait de prendre la ligne Damas–Phare et se mettre debout à côté du wattman, sur la plate-forme avant de la voiture de tête.
Nej l'interrompit en s'écriant : « Regarde jiddo, une Ferrari blanche. »
L'aïeul continuait son monologue et Nej était sur le point de lui dire : « Jiddo, avec ton bon vieux temps, tu nous les c... » Mais il ne l'a pas fait, vu qu'il était bien élevé, diligent élève du Collège des pères jésuites. Ce qu'ont été jiddo et « pap » son père en leurs temps. Pap travaille à Dubaï depuis quinze ans, dans une multinationale de marketing dirigée par des patrons qui ne lui accordent qu'une seule interruption d'une semaine tous les trois mois pour aller retrouver sa famille au Liban.
* Grand-mère.
** Grand-père.