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Liban - Le discours de Michel Eddé, lu par sa fille Isabelle Hélou

« La convivialité, déjà maître mot du Général il y a... 70 ans »

Isabelle Hélou, donnant lecture du discours de son père, Michel Eddé. Photo Abed-Salim Karout

« Je ne vais pas revenir sur les étapes glorieuses de la vie politique et militaire du général de Gaulle que tout le monde connaît, mais je voudrais aborder ce soir un sujet que, je le pense, nous ignorions tous et qui illustre la prémonition et, je dirais même plus, la prescience dont le Général a fait preuve concernant un aspect toujours d'actualité de notre histoire du Liban et désormais de l'histoire de l'humanité.
En relisant l'excellent ouvrage d'Alexandre Najjar intitulé De Gaulle et le Liban, je me suis arrêté sur le témoignage de monsieur Camille Aboussouan, ancien ambassadeur du Liban auprès de l'Unesco, qui relate une conversation qui a eu lieu en 1941 entre le Général et son père Nagib bey Aboussouan, ancien président de la Haute Cour de justice, devenue plus tard la Cour de cassation, au cours de laquelle le général de Gaulle lui avait déclaré :
"Tant que je serai aux affaires, je ne permettrai pas que l'on nuise au Liban. C'est le seul lieu du monde où islam et chrétienté ont réussi une convivialité que ses institutions politiques favorisent. Pour l'avenir des rapports des civilisations en Méditerranée, c'est un précédent exemplaire précieux."
Il y a plus de 70 ans déjà, le Général avait été en fait le premier au monde à réaliser l'importance pour l'humanité de la convivialité dans un même pays entre les musulmans et les adeptes des autres religions.
À l'époque, le nombre des musulmans dans le monde ne dépassait pas les 350 millions. À titre indicatif, le nombre des musulmans algériens en 1965 était d'environ 8 millions après le départ d'un million de Français pieds-noirs, alors qu'en 2013, c'est-à-dire 50 ans après, ils sont près de 38 millions.
En Égypte, ils étaient, en 1965, 24 millions, alors qu'ils sont maintenant plus de 84 millions.
En Iran, ils étaient près de 22 millions et maintenant plus de 77 millions.
En Indonésie, ils étaient 92 millions et maintenant plus de 249 millions.
En Syrie, 5 millions en 1965 et maintenant plus de 22 millions.
Et le reste à l'avenant.
En fait, il y a à l'heure actuelle près d'un milliard 400 millions de musulmans dans le monde, et la question est de savoir comment ces musulmans vont pouvoir coexister avec les autres citoyens dans les pays où ils vivent, et comment les citoyens des autres communautés et les laïcs sans religion vont pouvoir continuer à coexister avec les habitants des pays islamiques.
Dans près de 25 ans, les musulmans seront peut-être plus de 2 milliards, alors que dans les pays d'Occident, la population continue à décroître par suite de la baisse des mariages et des naissances, et de l'affaiblissement constant de la famille traditionnelle.
Or l'hostilité à l'islam ne cesse de se développer dans plusieurs pays d'Europe tels que les Pays-Bas et les pays scandinaves par exemple, qui étaient réputés pour leur attachement à la démocratie, c'est-à-dire le gouvernement exercé par la majorité du peuple issue des élections et, par la suite, l'alternance en cas de changement de majorité ainsi que l'application stricte de la loi à tous les citoyens sans distinction.
Tant que les populations étaient homogènes, cette règle était normalement appliquée.
L'islam, à l'époque, n'était pas encore répandu dans le monde et se trouvait limité à certains pays du Moyen et d'Extrême-Orient, et à des pays d'Afrique du Nord et d'Afrique noire.
Le seul pays où la population était composée à la fois de chrétiens et de musulmans était le Liban, avec une légère majorité de chrétiens.
Or, comme en islam il n'y a pas de séparation entre l'État et la religion, les Libanais avaient adopté successivement, et pendant plus de 2 siècles, plusieurs formules permettant la participation et l'exercice du pouvoir de toutes les familles politiques et religieuses du pays sans exception. Ce système avait été consacré lors de l'adoption de la Constitution en 1926, puis modifié et aménagé successivement en 1943 et en 1990.
Car dans un pays qui n'est pas homogène comme le Liban, la véritable démocratie doit aussi et surtout garantir le droit à la différence, le respect de l'Autre et l'acceptation de l'Autre dans sa différence.
C'est ce que le général de Gaulle avait compris dès 1931 lors de son premier séjour au Liban, lorsqu'il avait déclaré dans son discours à l'Université Saint-Joseph (je cite) :
"Point d'État sans sacrifices, et c'est de sacrifices qu'est sorti le Liban. Le Beyrouth nouveau le sait, qui a consacré ses deux premiers monuments à la mémoire de vos martyrs et à la gloire des soldats français." (fin de citation).
Un de ces monuments concernait la sculpture de Youssef Howayek représentant une femme chrétienne et une femme musulmane unissant leurs mains, érigée à la place des Canons devenue plus tard la place ds Martyrs.
Le génie de De Gaulle avait été de pressentir dès cette époque l'importance de la convivialité au Liban, ce qu'il a clairement exprimé au président Nagib Aboussouan 10 ans plus tard en 1941, comme je l'ai évoqué au début de mon propos.
Parmi les autres pays où vivent d'importantes minorités musulmanes, le cas de la France nous intéresse particulièrement en raison des liens séculaires qui unissent nos deux pays.
Nous savons que les musulmans en France et surtout les pratiquants parmi eux réclament que leur cas soit pris en considération dans les domaines de la vie courante et que leur différence soit respectée.
Tant que les Français musulmans étaient peu nombreux par le passé et qu'ils étaient pour la plupart assimilés, le cas ne se posait même pas. Mais avec le besoin accru de main-d'œuvre et la très grande diminution du nombre des immigrés en provenance d'Espagne, d'Italie et des pays d'Europe de l'Est, le besoin d'une main-d'œuvre en provenance des pays d'Afrique du Nord et des pays d'Afrique noire ou d'Extrême-Orient est devenu indispensable.
À l'heure actuelle et par suite du regroupement des familles, il y a plus de 5 millions de Français musulmans, sans compter près de 2 millions travaillant en France et qui sont susceptibles d'obtenir ultérieurement la nationalité française. Un grand nombre de ces musulmans sont pratiquants, et durant le mois de ramadan, on a estimé que près de 70 % d'entre eux ont pratiqué le jeûne.
Ces musulmans, et en particulier leurs ancêtres issus des colonies, se sont battus et ont donné leur vie pour la France depuis la guerre de 1870 avec la Prusse puis durant les guerres coloniales, ensuite en 1914 et de nouveau durant les guerres coloniales suivantes, mais également durant la guerre de 1939 et enfin, durant la guerre d'Indochine et la guerre d'Algérie où les harkis en particulier se sont illustrés.
Le Monument aux morts de la place du Trocadéro où deux soldats sur cinq sont musulmans illustre cette réalité.
Mais comme je viens de le dire, les Français musulmans désirent que leur cas soit pris en considération. Alors que les membres de certaines autres minorités qui sont moins nombreux occupent des postes importants au sein du gouvernement ou dans les rangs du Parlement, les musulmans quant à eux sont rarement présents dans les postes de responsabilité de la République, à l'exception par exemple des trois jeunes femmes qui ont été ministres pendant près de 20 mois sous le mandat du président Sarkozy.
Cette situation est identique dans la plupart des pays d'Europe qui étaient réputés pour leur attachement à la démocratie, tels que les Pays-Bas et les pays scandinaves notamment. Or, aux Pays-Bas par exemple, le rejet des musulmans est patent, et un parti dont le programme est basé sur l'hostilité à l'islam a pu obtenir 35 % des voix aux dernières élections.
Il est triste de constater aussi que, d'un autre côté, la plupart des pays musulmans rejettent l'Autre, l'excluent et même le persécutent. Ainsi en Irak, la communauté chrétienne, qui était très importante et prospère et datait de l'époque du Christ, est en voie de disparition par suite des massacres qu'elle ne cesse de subir.
En Égypte, les coptes, dont le nom en grec – aeguptios – est à l'origine du nom même du pays, sont de plus en plus persécutés et exclus de la vie publique.
En Syrie, où le christianisme a pris naissance en même temps qu'en Palestine et où le Christ est apparu à saint Paul à la porte de Damas, les fanatiques jihadistes d'al-Nosra, de Daech et des talibans donnent le choix aux chrétiens entre la conversion à l'islam, l'exil ou la mort.
Je ne vais pas donner encore plus d'exemples, mais je voudrais citer aussi la Malaisie où il est interdit aux chrétiens sous peine de mort de prononcer le nom même d'Allah (Dieu) parce qu'il est considéré comme réservé aux seuls musulmans.
Cette situation est intolérable et il devient impératif que les Nations unies et les grandes puissances interviennent pour mettre un terme aux persécutions et à l'exclusion des chrétiens du Moyen-Orient en particulier, où le christianisme a pris naissance.
Comme je l'ai dit au début de mon propos, un des problèmes les plus importants qui se pose à l'heure actuelle au monde est de savoir comment les habitants d'un même pays, musulmans et non musulmans, peuvent vivre pacifiquement ensemble avec les mêmes droits et les mêmes obligations.
Il est remarquable que le général de Gaulle ait été le premier, sinon le seul, à avoir compris l'importance de cette question. À l'époque, le cas concernait les pays de la Méditerranée, comme l'avait remarqué le Général. Depuis, le problème se pose à la plupart des pays dans le monde où vivent aussi d'importantes minorités musulmanes.
Quand je pense que jusqu'à ce jour, une partie des Libanais eux-mêmes, et surtout un grand nombre d'hommes politiques, ne comprennent pas l'importance du système politique libanais qu'on appelle "confessionalisme".
Comme chacun le sait, le Liban fait face depuis plusieurs années à une crise politique aggravée par les séquelles de la guerre en Syrie et en Irak. La plupart des politiciens qui prônent les réformes nécessaires au pays commencent par réclamer en premier la suppression de ce "confessionnalisme" que je viens d'évoquer et qu'on appelle en France le "communautarisme", sans se rendre compte qu'ils demandent en fait la suppression du Liban lui-même, alors que le genéral de Gaulle avait compris que ce confessionnalisme, qui constitue la base des "institutions politiques" du Liban, est justement le système qui a permis le succès de la convivialité entre l'islam et la chrétienté.
En fait, ce qui manque au Liban, ce n'est pas la réforme des institutions, mais surtout celle de la pratique de la vie publique entachée de corruption, de concussion, de prévarication, de clientélisme et de népotisme.
Ce qui est nécessaire au Liban, c'est l'État de droit que nous n'avons pas réussi à instaurer jusqu'à ce jour. De leur côté, la France et les autres pays d'Europe où règne l'État de droit ont besoin de cette convivialité considérée par de Gaulle comme un précédent exemplaire précieux pour l'avenir des rapports des civilisations en Méditerranée, et qui est devenue désormais indispensable aussi pour l'avenir de ces rapports dans tous les pays du monde.
Grâce à cette convivialité, les musulmans du Liban ont tiré profit de l'ouverture d'esprit des chrétiens et de leur séculaire engagement dans les pays d'immigration, que les chrétiens du Liban étant de leur côté impressionnés par l'attachement des musulmans à la cellule familiale et à la pratique régulière de la religion, alors que ces valeurs sont en baisse malheureusement dans les pays d'Occident.
Je pense que tous les pays où vivent d'importantes minorités musulmanes pourraient s'inspirer de l'exemple libanais pour trouver une solution à ce qui est devenu un des plus importants problèmes de notre temps.
L'affection du général de Gaulle pour le Liban ne s'est jamais démentie, et son génie s'est manifesté dans tous les domaines, militaire, politique, économique, culturel et diplomatique, en France et dans le monde.
Parmi les hommes qui, tout au long de l'histoire, ont fait la grandeur de la France, Charles de Gaulle mérite d'occuper une des toutes premières places. »

« Je ne vais pas revenir sur les étapes glorieuses de la vie politique et militaire du général de Gaulle que tout le monde connaît, mais je voudrais aborder ce soir un sujet que, je le pense, nous ignorions tous et qui illustre la prémonition et, je dirais même plus, la prescience dont le Général a fait preuve concernant un aspect toujours d'actualité de notre histoire du...

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Dans ses interventions, M Eddé insiste toujours sur la "convivialité", unique au monde, entre chrétiens et musulmans au Liban. En fait sans cette convivialité, ce pays n'existerait pas. Mais une telle convivialité entre islam et chrétienté, dit-il, est devenue nécessaire dans les pays européens eux-mêmes, en particulier en France qui compte 5 millions de musulmans. En ce sens le Liban pourrait et devrait servir d'exemple à l'Europe et au monde. Lorsque M Eddé répète qu'"il faut que les Libanais eux-mêmes comprennent l'importance du système politique libanais, qu'on appelle "confessionalisme", il entend qu'il y a nécessité absolue de sauvegarder cette convivialité. Je pense qu'il entend également, avec raison, que ceux qui se précipitent et avancent les théories d'abolition du confessionnalisme, ne sont mûs que par une volonté de domination, soit par le nombre, soit par d'autres considérations et objectifs, ce qui détruit la convivialité, donc le Liban même. Pour les pays musulmans du monde entier, ce concept de convivialité est nécessaire de nos jours. Est-il concevable qu'au 21e siècle il y ait l'intolérance religieuse connue dans des pays comme l'Arabie saoudite, l'Iran et la Malaisie ? Sans le concept de convivialité, ces pays resteront en marge du monde et de la civilisation et s'autodétruiront, comme la Syrie par sa terrible guerre sectaire.

Halim Abou Chacra

07 h 13, le 25 janvier 2014

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  • Dans ses interventions, M Eddé insiste toujours sur la "convivialité", unique au monde, entre chrétiens et musulmans au Liban. En fait sans cette convivialité, ce pays n'existerait pas. Mais une telle convivialité entre islam et chrétienté, dit-il, est devenue nécessaire dans les pays européens eux-mêmes, en particulier en France qui compte 5 millions de musulmans. En ce sens le Liban pourrait et devrait servir d'exemple à l'Europe et au monde. Lorsque M Eddé répète qu'"il faut que les Libanais eux-mêmes comprennent l'importance du système politique libanais, qu'on appelle "confessionalisme", il entend qu'il y a nécessité absolue de sauvegarder cette convivialité. Je pense qu'il entend également, avec raison, que ceux qui se précipitent et avancent les théories d'abolition du confessionnalisme, ne sont mûs que par une volonté de domination, soit par le nombre, soit par d'autres considérations et objectifs, ce qui détruit la convivialité, donc le Liban même. Pour les pays musulmans du monde entier, ce concept de convivialité est nécessaire de nos jours. Est-il concevable qu'au 21e siècle il y ait l'intolérance religieuse connue dans des pays comme l'Arabie saoudite, l'Iran et la Malaisie ? Sans le concept de convivialité, ces pays resteront en marge du monde et de la civilisation et s'autodétruiront, comme la Syrie par sa terrible guerre sectaire.

    Halim Abou Chacra

    07 h 13, le 25 janvier 2014

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