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Liban - Patrimoine

Un projet mastodonte enflamme les esprits à Tripoli

Un complexe résidentiel, touristique et commercial veut s’installer sur l’une des dernières plages intactes de la ville. Ses contestataires, de la société civile et de la municipalité, lui reprochent un impact écologique considérable et une entorse au plan directeur de la ville.

La plage sur laquelle devrait être construite la marina, l’une des dernières encore intactes dans cette région.

Sur la plage à l’extrême sud de Tripoli, à proximité de la Cité sportive transformée en caserne militaire, il est à peine possible de se tenir debout tant le vent souffle fort. «C’est de ce côté que vient tout le vent qui s’engouffre dans la ville et fait circuler l’air, nous explique Jalal Halwani, professeur à l’Université libanaise (UL) et membre du conseil municipal. Et c’est pour garder cette zone dégagée qu’un plan directeur bien particulier a été défini pour cette partie de la ville.» 


Le plan directeur dont parle Jalal Halwani a été mis au point dans les années 70, quand la zone traditionnellement agricole au sud de la ville a été ajoutée à celle-ci, dans un souci d’agrandissement de l’espace urbain. Le quart environ de ces terrains est revenu à la municipalité, alors que le reste demeurait aux mains de propriétaires privés. Ceux qui avaient perdu des terrains en ce temps-là avaient été dédommagés ou en avaient reçu d’autres en échange.
La zone en question avait été divisée en trois et soumise à un plan directeur: dans la partie P8, la hauteur maximale permise était de 34 mètres, avec un coefficient d’exploitation de 60%. La partie P9 a été classée comme purement résidentielle avec une hauteur maximale des bâtiments de 18 mètres (environ cinq étages). Quant à la partie P10, qui est classée résidentielle et touristique à la fois, la hauteur maximale autorisée est également de 18 mètres, avec un coefficient d’exploitation bas de l’ordre de 40%. 


La plage face à laquelle nous nous tenons en compagnie de Jalal Halwani se situe dans la partie P10. D’où la colère de celui qui se considère avant tout comme un militant pour l’environnement. «La logique qui a prévalu lors de l’élaboration de ce plan directeur est celle de garder l’entrée sud de la ville dégagée et de maintenir intacte la vue sur la mer, dit-il. Or, c’est ici qu’est prévu un grand projet résidentiel, touristique et commercial, avec des bâtiments résidentiels plus hauts que ce qui est autorisé, dont deux tours, un hôtel, un mall... ainsi qu’une marina sur plus de 80000 mètres carrés en mer.» 


Si Jalal Halwani et les autres membres du conseil municipal sont au courant des détails de ce projet, c’est que celui-ci, transmis par l’institution IDAL à la municipalité (car considéré comme projet d’investissement pour la ville), attend une approbation du conseil pour une augmentation du coefficient d’exploitation, demandée par le propriétaire en vue de réaliser son projet. Une opposition a eu le temps de se former contre le projet au sein du conseil municipal comme de la société civile. À la dernière réunion consacrée, entre autres, à l’examen de ce projet, le 22 août dernier, des militants de la société civile manifestaient à l’extérieur du palais municipal, et les opposants au projet au sein du conseil se sont retirés, provoquant un défaut de quorum et un report de la discussion. 

 

La Cité sportive, à deux pas du futur projet si controversé à Tripoli.



« Contre la loi et la logique... »
Les arguments contre le projet, Jalal Halwani les énumère comme suit: pour lui, la première lacune est juridique. «Le projet» Tripoli Sea Land «s’étend sur 140000 mètres carrés, dont un peu plus de 53000 mètres carrés sur la côte (un ensemble de neuf terrains propriétés de la société Summer Sand, appartenant à Karim Youssef Fattal), et le reste en mer, représentant 87000 mètres carrés, souligne-t-il. Il est vrai qu’il existe une loi permettant au propriétaire de plus de 10000 mètres carrés sur la côte de louer les biens-fonds maritimes de l’État et y faire un investissement. Mais la superficie de la partie maritime ne doit pas être supérieure à celle du projet terrestre. Or, dans ce cas, elle l’est nettement. Sachant qu’une installation en mer, comme la marina, doit faire l’objet d’un décret ». 


Il relève une autre entorse à la loi. «Les bâtiments prévus sont de quatorze étages, ce qui est de deux fois supérieur à ce qui est autorisé dans le plan directeur de la zone, sans compter les deux tours, insiste-t-il. Le propriétaire demande qu’on lui fasse une exception, mais pourquoi le ferions-nous pour ce projet en particulier, quand cet ensemble de blocs de béton ne peut que défigurer l’entrée de la ville?» Il note aussi les dégâts causés par le remblai que nécessite la construction d’un port de plaisance pour 130 bateaux, la station d’essence qui s’y trouvera inévitablement, alors qu’une telle industrie est interdite en zone P10...


Et puis il y a les considérations purement écologiques. «Cette région est très venteuse, ce qui constitue un avantage pour Tripoli, indique Jalal Halwani. Quelque 25 blocs de béton dont deux tours constitueront une sorte de barrage qui freinera le vent qui entre dans la ville. Cela signifiera des taux de pollution plus importants puisque l’air circulera moins, résultant donc en une recrudescence de maladies.» 


Le responsable municipal craint également les pressions sur les ressources hydrauliques. «C’est une zone qui manque déjà d’eau et qui souffre d’intrusion saline dans les puits (NDLR: quand le niveau de l’eau souterraine devient inférieur à celui de la mer, suite à la surexploitation, l’eau salée se mélange à l’eau douce), explique-t-il. Que faire quand les quelque 5000 futurs habitants de ce projet seront là? Aucune station de dessalement de l’eau de mer n’est prévue dans le projet. D’autre part, les réseaux d’égout seront-ils suffisants?» Il évoque également les inquiétudes concernant une augmentation incontrôlée du trafic à l’entrée sud de la ville, l’impossibilité de construire les trois étages de parking souterrain prévus dans le projet car la profondeur de la roche n’est que de huit mètres, la construction d’une marina dont la ville, selon lui, n’a nul besoin... 


Pour Samer Dabliz, de l’association «Moubadarat, Tripoli ma ville», l’un des plus farouches opposants au projet, celui-ci ne peut être justifié en aucune façon. «Ce projet, comme un autre qu’on prépare en douce un peu plus loin, n’aura d’autre effet que de fermer le front de mer à la population, dit-il. Seuls certains privilégiés en profiteront, et nullement la ville, qui pourtant a des besoins de développement énormes.»
Pour le militant, le plus grave est que si une exception est accordée à un individu, rien n’empêchera d’autres, par la suite, d’en réclamer. Et les dernières portions de côte intactes disparaîtront. 

 

Sur cette perspective qui nous a été fournie par le représentant du propriétaire, on voit bien où se situe l'énorme projet par-rapport à la ville.



« Un projet complet qui assurera des centaines de postes »
À tous les reproches faits au projet, André Bacha, représentant du propriétaire Fattal, apporte ses réponses. «C’est un projet complet, dit-il. Il est à usages multiples, résidentiel, touristique et commercial.» Il nous révèle qu’une première étude avait été effectuée par une société américaine en 2011: elle avait recommandé de s’en tenir au coefficient de construction et de prévoir une activité quelque peu limitée en mer. «Mais le propriétaire a voulu d’un projet qui soit un repère pour sa ville natale, qui participe à son développement, sinon, il s’en serait tenu à un projet résidentiel, plus lucratif pour lui», dit-il.
M. Bacha affirme que tous les risques environnementaux évoqués par les détracteurs du projet ont été pris en compte. «Nous avons effectué une étude d’impact environnementale, dont nous avons chargé un professeur de l’AUB, précise-t-il. Nous allons filtrer l’eau avant qu’elle ne soit rejetée dans la mer, dans une station d’épuration prévue à cet effet. Pour ce qui est de l’approvisionnement en eau potable, nous savons qu’il y a un problème, d’où le fait que nous avons prévu une station de recyclage de l’eau.» 


Quant à l’argument de M. Halwani concernant le blocage du vent, M. Bacha le considère comme «une blague». «Des immeubles, même des tours, seraient suffisants pour bloquer le vent qui entre dans une ville? ironise-t-il. D’ailleurs, il n’est pas vrai que le projet comporte 25 bâtiments. Nous ne bloquons même pas la vue aux autres puisqu’il n’y a que l’autoroute derrière nous.» Il estime d’ailleurs que «comme c’est un grand projet, si la Direction générale de l’urbanisme (DGU) donne un avis favorable, il sera possible de monter aussi haut qu’on le veut». Pourquoi avoir sollicité la municipalité pour une augmentation du coefficient dans ce cas? «C’est IDAL qui se charge de transférer le dossier à la municipalité et à la DGU, mais le dernier mot revient en fait au Conseil des ministres», dit-il. Il assure cependant que «le propriétaire est originaire de la région, il n’ira pas de l’avant si les gens de sa ville sont hostiles au projet et n’en retiendra que la partie résidentielle». 


Interrogé sur les éventuels problèmes de trafic que causerait un tel projet à l’entrée de la ville, M. Bacha les juge bien moins graves que ce qu’on penserait de prime abord. «Il y aura plusieurs accès au projet, explique-t-il. Les voitures entreront et sortiront directement sur l’autoroute sans encombrer les rues intérieures de la ville. Pour les parkings, il y aura trois étages de sous-sols. Quoi qu’on dise de la profondeur limitée de la roche, les nouvelles techniques nous permettent de contourner les difficultés.»
Enfin, la partie en mer, constituée par la marina, n’est pas contraire à la loi, selon lui. «La loi 144 permet d’exploiter en mer deux fois plus que la superficie du projet terrestre, assure-t-il. La superficie de la partie terrestre est de 53000 mètres carrés, les 87000 mètres carrés en mer n’en constituent pas le double, nous sommes dans les normes.» 


M. Bacha affirme qu’il faut considérer les avantages que présente ce projet. «On dit que ce projet n’est pas pour la ville ? dit-il. C’est oublier son impact économique sur les citadins. Il assurera 350 postes fixes et 150 postes saisonniers, dont la ville a grand besoin. Cela représente un total de salaires de 2,5 millions de dollars par an, et des rentrées d’environ 51 millions de dollars venant des touristes et de la marina. À cela, il faut ajouter que l’État profite de taxes de l’ordre de 10%. Sans compter l’impact indirect sur les autres secteurs comme l’essence, la nourriture, la maintenance... de l’ordre de quelque 78 millions de dollars chaque année.»
M. Bacha est convaincu que le heurt avec la société civile provient d’un malentendu et que celle-ci confond le projet avec un autre, qui devrait être situé plus loin et dont les contours restent très flous. Ce qui nous a été formellement démenti par M. Dabliz (voir plus haut) qui dit détenir des informations sur deux futurs projets à l’entrée sud de la ville. 

 

Sur cette autre perspective, on note les différentes entrées et sorties, qui débouchent toutes sur l'autoroute mais qui, selon les détracteur du projet, causeraient d'énormes embouteillages à l'entrée sud de la ville. La marina de plus de 180 bateaux est bien visible, elle aussi.



« Aucun respect de l’identité architecturale de la ville »
D’un point de vue urbanistique, M. Bacha assure que «le projet sera très agréable, avec de nombreux espaces verts qui entourent les bâtiments». Ce n’est cependant pas l’impression qu’on a quand on observe le projet mastodonte qui se profile dans les perspectives. Et c’est justement l’argument que soulève Khaled Tadmori, architecte, président du comité de protection des monuments historiques à la municipalité et professeur à l’UL. Il souligne que dans cette affaire, deux rapports ayant noté de nombreuses lacunes dans le projet, celui du département d’ingénierie de la municipalité et celui du comité d’ingénieurs au sein du comité municipal, ont été superbement ignorés. «Plus que ça, les responsables du projet sont venus en parler en plein conseil municipal, durant la session fermée consacrée à ce sujet, sans prendre en compte aucune des critiques qui leur avaient été adressées», déplore-t-il.
Et des critiques, Khaled Tadmori en a: «La ville a une identité urbanistique qu’il faut respecter. Ce projet, avec ses blocs de béton blanc informes, ne respecte pas ce patrimoine architectural, il ne fait que bloquer la vue et l’accès à la mer. Pourquoi l’ordre des ingénieurs n’a-t-il pas été consulté?»


Le professeur ne trouve pas de justification à ce projet, qui ne répond en aucun cas aux besoins de la ville, selon lui. «Plus grave encore, ce projet comme d’autres qui se préparent ne feront que priver Tripoli de sa côte, poursuit-il. En tant que membres actuels du conseil municipal, nous sommes supposés planifier pour cent ans. Que penseront de nous les générations futures si nous laissons faire? Nous irons jusqu’au bout dans notre opposition à de tels projets, quels qu’ils soient.»

 

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commentaires (5)

Mort de rire aussi...pour "l'identité" architecturale,mais aussi et surtout pour le "vent". Alors là,c''est une trouvaille...heureusement que le ridicule ne tue pas!

GEDEON Christian

13 h 33, le 30 septembre 2013

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Commentaires (5)

  • Mort de rire aussi...pour "l'identité" architecturale,mais aussi et surtout pour le "vent". Alors là,c''est une trouvaille...heureusement que le ridicule ne tue pas!

    GEDEON Christian

    13 h 33, le 30 septembre 2013

  • Ni espace vert , ni espace bleu ? Choquant et triste . Antoine Sabbagha

    Sabbagha Antoine

    12 h 13, le 30 septembre 2013

  • Ils vont défigurer la ville et corrompre son identité architecturale. Je suis mort de rire.

    Daniel Lange

    11 h 21, le 30 septembre 2013

  • Quand le béton sur mer s'empare du domaine maritime....!

    M.V.

    09 h 38, le 30 septembre 2013

  • EST-CE LE TEMPS POUR UN TEL PROJET ? IL FAUT SE RAPPELER LE PROJET DE LA FOIRE INTERNATIONALE DE TRIPOLI... QUI N'A D'INTERNATIONAL QUE LE NOM ! A PROPOS, SAIT-ON QUE TOUTE TRIPOLI NE DISPOSE QUE D'UN ET UNIQUE HÔTEL ? Où LES BOISSONS SONT INTERDITES ET LES NOURRITURES UNIQUEMENT HALAL ?

    SAKR LOUBNAN

    09 h 34, le 30 septembre 2013

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